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la morale ? Avait-il aidé à faire les dix commandemens de Dieu ? Les avait-il seulement contresignés ? Non, il n’était pas un misérable ! C’est une bêtise que de se laisser torturer par une mauvaise conscience parce qu’on a fait une fois une chose dont on a eu envie. Pourquoi se priver de faire ce qui plaît et faire toujours ce qui nous ennuie et nous assomme ? Qu’est-ce donc que la conscience ? L’opinion publique en nous-mêmes, la sainte terreur devant les « on-dit », la morale, vieil héritage démodé, cet instinct de troupeau inné, incarné en nous, qui nous fait distinguer un bien et un mal !… Pourquoi n’aimerait-il pas Ane Malene ?… On n’est jeune qu’une pauvre petite fois, et l’on ne profiterait pas de ces cinq ou six courtes années ? Mais il vaudrait mieux naître avec des cheveux gris, et déjà goutteux ! »

Jens Carlstad, le beau jeune homme aux rigides principes, est devenu un garnement et, comme il le désirait, un libre penseur ! La femme l’a affranchi. Il est revenu à la saine et vraie morale, la morale de la terre, la morale des inconsciens et des simples, la morale des êtres que nous méprisons et qui valent mieux que nous. Foin de tous les fatras religieux et philosophiques ! foin de l’ennuyeuse et tyrannique pensée ! Aimons, vivons, donnons-nous de toutes choses notre contentement. Et ne sacrifions rien à un idéal que nous ignorons, qui n’est qu’un rêve sans doute, et qui nous aveugle sur notre véritable bien. Jens Carlstad épouse quatre-vingt mille couronnes ; Ane Malene, après avoir un brin pleuré, se console et se marie avec Per Tjœrrend. Ceux-là, du moins, ne se plaindront pas !


V

La Kathinka de Bang répugne à cette cynique et insouciante philosophie, philosophie d’âmes simples, ou revenues, à force de lassitude, à la simplicité primitive. On a trop surchargé l’amour, dit Arne Garborg, on l’a rendu impraticable. Ceux qui aiment vraiment, comme on doit aimer, aiment naturellement avec leur corps, avec leurs sens. Ils savent que l’amour est d’essence animale, et que l’esprit ne s’y doit mêler que juste ce qu’il faut pour en faire un amour humain. L’amour est d’essence idéale, au contraire, dit Bang, il est fait pour les natures rares ; on ne le saurait placer trop haut. C’est pourquoi il est si noble et fait tant souffrir, car ceux qui s’élèvent au-dessus de la vulgarité de la matière ; qui veulent la passion, mais proscrivent, volontairement ou non, la vie, la reproduction des êtres, dont la passion n’est que l’aveugle instrument ; ceux qui placent le désir sur ce trône d’ivoire, dont il n’eût jamais dû descendre et, prosternés dans une pure