Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/881

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mal nécessaire qu’elle n’a accepté qu’à force d’accoutumance. Elle ne s’en apercevra que plus tard, quand un nouveau sentiment aura envahi son cœur. Mais même alors, même amoureuse, ouverte au désir et mûre pour la souffrance, elle ne traversera pas cette crise morale, cette fureur de jouissance et de curiosité morbide, cette révolte surhumaine contre les hommes et contre Dieu qui, un soir d’automne, à l’heure voluptueuse du crépuscule, jettent, au bord d’un étang endormi dans la splendeur des bois, Emma Bovary dans les bras tentateurs de Rodolphe. — Vertu ? non. Habitude inconsciente de la vie étroite et monotone qu’on lui apprit à vivre.

Haus est ce qu’elle est, bourgeois façonné par l’éducation et l’hérédité. Et comme ils ont les mêmes goûts, qu’ils se plaisent aux mêmes joies, peu bruyantes, mais profondes, — joies d’âmes innocentes et comme enveloppées de brume, — ils commencent une intimité tacitement acceptée, mais purement amicale, ce semble : « Lorsque Haus eut fini sa besogne, les deux hommes, Baï et lui, entrèrent au petit salon, pour y prendre le calé. L’air était tiède et les plantes des fenêtres parfumaient la pièce. « Uni, c’est vrai, dit Haus en se frottant les mains, chez Mme Baï on est très bien ! » La volupté d’être ensemble ne fleurissait que quand Haus était là. À ces heures, il régnait entre elle et lui une sérénité tranquille et sans paroles, ils ne se disaient rien, en effet, mais il faisait si bien partie essentielle de toutes les petites choses de tous les jours qu’on le sentait dès qu’il était là, et qu’on savait qu’il était là. Il arriva un train, Baï quitta la chambre. Mais l’heureuse impression n’avait pas disparu ; elle ne changeait pas, qu’il restât avec eux ou qu’il les laissât seuls. Ils parlèrent peu, bientôt se turent. Elle était debout devant la fenêtre, riant de son mari qui courait sous la pluie. Puis le silence retomba, discret et chaud, les enveloppant d’une langueur mystérieuse qui les oppressait, ils ne savaient pourquoi. » L’amour fleurit dans ce silence, dans cette langueur mystérieuse, dans cette intimité impalpable et voilée. Une angoisse inconnue s’abat sur leurs cœurs, ils souffrent sans se le dire. Le livre ne se raconte pas ; il n’est qu’une suite d’impressions… Et un jour, quand ils sentent que cette réserve où ils se tiennent est décidément au-dessus de leurs forces, ils se séparent, sans clameurs et sans larmes, tacitement, d’un commun accord, après un seul jour de bonheur, où ils ont senti vibrer leurs âmes à l’unisson, et qu’ils ont eu peur de cette harmonie soudaine. La scène est capitale, mais aussi simplement émouvante que le livre tout entier. Accompagnés de Baï, ils sont allés dans une ville de la côte, fêter la Saint-Jean. Et, le soir venu, Baï les entraîne dans le cimetière où, paraît-il, se réunissent les couples,