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sont-ils aimés ? ou ont-ils vécu comme les autres, seulement comme les autres ? Ma mère n’est pas morte lorsque mon père est mort, et lui, sans doute, eût survécu à sa femme. Et cependant ils ont été heureux, et moi, moi, je meurs d’avoir aimé, moi la fille de ces deux êtres qui ont pu vivre étrangers l’un à l’autre ! » Kathinka posa sa tête contre l’arbre funèbre et se sentit envahie par une tristesse immense, qu’elle n’avait jamais ressentie, jamais. » C’est la solitude sans espoir, la solitude infinie ! Mais à quoi bon pousser cette importune clameur ? Vienne la mort, la mort libératrice ! Elle vient, un glacial matin d’hiver. La plaintive amoureuse est partie vers la patrie ineffable où se possèdent infiniment ceux que la terre effraya. Elle disparaît comme elle apparut ; au bord de l’existence, au bord de la route inconnue où passe la vie tout entière, la vie triviale, la vie hâtive et fiévreuse, la vie indifférente, emportée vers son plaisir, vers son rêve, vers le néant.

« Le premier train s’arrêta, le mécanicien sauta sur le quai.

« — Alors vous n’avez pas assez dormi ? dit-il au jeune employé. Et chez Baï, comment ça va-t-il ?

« —Elle est morte, répondit l’employé, en grelottant sous la bise.

« Le mécanicien dit : — Sacrebleu ! — Il regarda un moment la maison, tout y était comme d’habitude. Alors, tranquillement, il remonta sur sa machine, et la brume floconneuse cacha le convoi qui s’enfonça dans la plaine. »

…Elle a aimé, elle a souffert, elle a pleuré ; bientôt il n’y aura plus trace d’elle. L’oubli se fait, profond, sur la tombe où l’herbe pousse ; Haus envoie de Copenhague une couronne qui n’arrive qu’après l’enterrement, et l’amie qui la porte à la défunte ne se doute pas qu’elle porte le symbole de l’existence et de l’amour. Tout n’est que roses fanées. Baï se remarie, Haus se mariera un jour, sans doute. Et la délaissée restera toute seule, toute seule, bercée par le bruit des wagons qui passent, dans le vaste monde rempli de frissons, de rayons, de parfums ! Sa mélancolique histoire, ainsi racontée par le poète, est, comme on l’a dit, « d’une discrétion qui sent son gentilhomme ; » elle a le charme exquis et simple qu’ont, aux jours diaphanes d’automne, les fleurs d’arrière-saison, à l’odeur ineffable ; elle est inoubliable, c’est la vie même. Et la vie désolée, la vie infiniment vide, infiniment blême, infiniment morne, qui naît et s’évanouit dans un doux et navrant sanglot ; la vie plus sombre que la mort, qui est le néant des rêves, des désirs et des espoirs, qui est rien !


VI

Dernier venu d’une race d’élite, mais épuisée, trop supérieurement affinée pour respirer au grand air de tout le monde ;