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Français, connaissons tous, au moins de vue. Il n’est pas rare que le jeune Anglais, en s’adressant à son père, se serve du mot « Sir » comme le serviteur parlant au maître. Au respect que le père sait inspirer s’ajoute le prestige du pouvoir qu’il tient de la loi : il peut disposer à son gré de ses biens. Le patrimoine foncier de toute famille anglaise, ancienne ou nouvelle, est regardé comme un petit État et s’appelle même ainsi : estate[1]. Dans cet État, le père est souverain absolu comme dans le home. Il exerce une sorte de « magistrature testamentaire »[2]. Il ne se croit point obligé de se priver pour ses enfans pendant sa vie, ni d’amasser afin de leur laisser à sa mort. Tout au plus, est-il lié par la tradition qui l’invite, et quelquefois par la loi qui l’oblige, à transmettre à l’aîné un domaine intact ou un patrimoine. En France, l’autorité du père sur la personne de l’enfant, vieux reste de la patria potestas, est presque sans bornes, et le pouvoir de disposer des biens par testament, limité ; en Angleterre le pouvoir du père sur la personne est limité (il ne peut faire enfermer son enfant, et n’a plus sur lui d’autorité d’aucune sorte, après 21 ans) ; mais sa faculté de tester ne souffre aucune restriction[3].

Pour la femme anglaise, les devoirs de l’épouse passent avant ceux de la mère ; chez la Française l’amour maternel prime tout, l’attachement au mari ne vient qu’ensuite. L’Anglaise est épouse plus qu’elle n’est mère ; la Française est mère plus qu’elle n’est épouse. L’Anglaise, en général, courageuse, patiente, d’ailleurs sans grand souci du lendemain, sans peur de l’inconnu que l’avenir ou les pays lointains recèlent, est une épouse résignée, passive plutôt. Elle suit son mari n’importe où ; elle partage cette énergie physique et cette fermeté morale dont il est presque toujours pourvu. En France, la femme, épouse ou mère, préoccupée sur tout de bien-être matériel, luxe éclatant ou confort paisible, ambitieuse de briller ou avide de sécurité bourgeoise, ne demande plus guère « aux hommes de grandes choses, des entreprises hardies,

  1. Montalembert, De l’avenir de la politique de l’Angleterre. Paris, 6e édition. p. 120.
  2. « La famille anglaise a gardé jusqu’à nos jours le caractère d’une monarchie absolue… Le père n’est pas en présence…, comme en France, de ces parasites légaux qu’on appelle des héritiers inévitables. Il exerce avec une pleine liberté ce que j’appellerais volontiers la magistrature testamentaire… A tout prendre., je ne connais aucun personnage du monde moderne qui, plus que le chef de famille anglais, rappelle l’autorité et le prestige de l’antique pater familias romain. C’est un monarque respecté dans son royaume, presque un monarque de droit divin. Comparé à lui, le Français fait penser au président élu d’un parlement raisonneur. L’Anglais ne rencontre chez lui ni opposition, ni résistance. Ses volontés sont indiscutées. Ses fils les respectent ; sa femme s’y associe. » E. Boutmy, l’État et l’individu en Angleterre. Annales de l’École des sciences politiques, 15 octobre 1887, p. 497-500.
  3. Sauf, bien entendu, le cas de majorat ou de substitution.