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qualifier, elles le disqualifient pour sa condition prochaine et définitive[1]. »

La France a maintes fois changé de constitution politique en ce siècle ; mais, à travers toutes les vicissitudes, sous les gouvernemens les plus divers, le régime fondé par Bonaparte a subsisté, le mode d’éducation est resté le même. Il y a vingt ans, la France a voulu se ressaisir et instaurer la liberté avec la république ; elle pense avoir réussi ; la liberté, elle croit la posséder. Comment prépare-t-elle les générations nouvelles à en user ? Comment ceux qui sont nés depuis 1870 font-ils l’apprentissage de la liberté ? Si la monarchie parlementaire de Juillet n’a pas eu le courage, si la République de 1848 n’a pas eu le temps, si le second Empire n’a pu avoir la volonté de répudier le dangereux héritage de Napoléon, la troisième République, qui a le temps et qui devrait avoir le courage et la volonté, a-t-elle entrepris ce que personne n’a pu, voulu ou osé faire avant elle ? A-t-elle compris le péril qu’elle court à élever les citoyens pour la liberté précisément par les mêmes moyens qui furent combinés en vue de perpétuer le règne de la volonté despotique d’un seul sur une nation ployée et soumise ? M. Taine a démontré ce que l’on soupçonnait bien, à savoir que les préfets et les proviseurs de la République ont aujourd’hui une conception de leur rôle qui diffère fort peu de celle qu’ils devraient avoir si nous vivions encore sous le sabre de Napoléon. Dans nos lycées, même discipline militaire, même entassement de molécules humaines numérotées que l’énorme meule, tournant dans toute la France sous le coup de pédale du ministre, broie et réduit en poussière d’humanité.

Bon nombre de nos maîtres voient le mal, mais ils sont impuissans à le guérir : tout effort trop personnel, toute entreprise originale est contrecarrée par le règlement, va à l’encontre d’une circulaire ; toute tentative d’un seul vers le mieux est comme la condamnation de tous les autres qui vivent satisfaits au jour le jour. Comment soulever cette masse pesante ? Comment donner la vie et la souplesse à une machine faite de matière inerte et qui ne marche que sous l’impulsion d’un moteur extérieur à elle-même ?

« Le lycée, écrivait naguère un jeune maître de l’Université[2], doit être l’école du caractère plus que de l’intelligence. Le but de l’enseignement, c’est l’éducation morale par l’instruction… Au souffle de notre enseignement doivent éclore des sentimens généreux, battre des cœurs, grandir des âmes, pousser des

  1. Revue des Deux Mondes, 15 juin et 1er juillet 1892.
  2. Ch. H. Boudhors. Revue Bleue. 19 septembre 1891.