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seul Evangile de Nicodème, composées sensiblement à la même époque et destinées à des cercles chevaleresques ? N’est-il pas curieux que ce récit apocryphe de la Passion, né dans quelque communauté gnostique d’Orient et qui pénétra le moyen âge aussi profondément que les livres canoniques, ait suscité, par l’épisode de Joseph d’Arimathie, les fictions du saint Graal, qui devaient ravir le monde féodal ?

Mais il est rare que ces poèmes soient de passives traductions. L’inconscience historique du moyen âge est telle que les hagiographes prennent naïvement avec les Vies des Saints les mêmes libertés que les trouvères avec la légende d’Œdipe. Le traducteur fait souvent œuvre de poète et de créateur. Par là, son poème peut intéresser quelque peu l’histoire littéraire, et beaucoup l’histoire des croyances. Une des publications de la Société, la Vie de saint Gilles, nous en fournira un exemple frappant.

Guillaume de Berneville, qui rima cette biographie, ne songe qu’à « translater », d’un cœur pieux et sincère, une vie latine du Xe siècle. Il ne veut qu’exalter « le bon baron saint Gilles », afin que celui-ci, par son intercession précieuse, lui en « rende le guerredon ». Pourtant, avec quelle innocente hardiesse il orne son modèle, l’égaye, l’embellit ! Son héros ne lui apparaît pas dans le lointain des temps, fixé en quelque pose hiératique, mais tout près de lui, semblable à lui, bien que meilleur. Il entend les causeries du jeune saint avec ses chevaliers, les rapporte vivement, et ce sont celles d’un bachelier du XIIe siècle. Il le suit sur la nef qui le porte d’Athènes à Marseille et dont il peut décrire la cargaison : draps d’Alexandrie, palies de Russie, cannelle, sinople, azur et vert de Grèce. Il voit, de ses yeux, son ermitage, tapissé d’herbes ; tout auprès fleurissent des églantiers : une cressonnière s’épand à l’entour. Il dénombre ses miracles, tels que les rapporte la vie latine, non sans supprimer ceux qui le choquent, les histoires d’undémoniaque délivré, d’une sécheresse conjurée, du prince de Nîmes ressuscité1 ; et de même, il imagine, avec force détails, les circonstances de plusieurs autres, à peine indiqués dans l’original.

Quel chagrin pour Guillaume de Berneville s’il avait pu savoir qu’un jour son pieux poème deviendrait une pierre de scandale ! qu’un savant devait venir, qui s’amuserait à démonter la vieille Vie latine pièce à pièce, à décomposer la légende en ses élémens primitifs ! Eh quoi ! dirait le bon chanoine, les miracles de saint Gilles ne sont pas plus assurés que les prouesses de Perceval, et le prud’homme qui les a jadis racontés en latin peut être comparé à ces jongleurs qui chantent de Roland et de Gauvain ? Quoi ! il n’est pas sûr qu’un ange ait apporté, sur l’autel où saint Gilles