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très jeune par un volume de poésies bientôt suivi d’autres recueils de prose et de vers. Le succès fut rapide. M. d’Annunzio nous confie lui-même avec une entière franchise quelles en furent pour lui les conséquences[1]. « Tout le monde me recherchait, m’encensait, me divinisait. Les femmes surtout s’émurent. Et alors je connus un péril extrême. La louange m’enivra. Je me jetai dans la vie éperdument, avide de plaisirs, avec toute l’ardeur de ma jeunesse… Et je commis faute sur faute, je longeai mille précipices. Une sorte de démence aphrodisiaque s’était emparée de moi. Je publiai un petit livre de vers intitulé : Intermezzo di Rime, où je chantais en grands vers plastiques, d’une impeccable prosodie, toutes les voluptés de la chair, avec une impudeur que je n’avais rencontrée que chez les poètes les plus lascifs du XVIe et du XVIIe siècle. » Le scandale fut grand. Cependant l’homme faisait l’apprentissage de la douleur, l’écrivain en recevait les enseignemens. « Comme il était juste, je commençai à payer mes erreurs, mes désordres, mes excès ! Je commençai à souffrir avec la même intensité que j’avais mise à jouir. La douleur a fait de moi un homme nouveau. Les livres de Léon Tolstoï et de Dostoïewski concoururent à développer en moi ce nouveau sentiment. Et puisque maintenant mon art était mûr, je réussis tout de suite à exprimer mon nouveau concept de la vie dans un livre complet et organique. Ce livre est l’Intrus[2]. » Ces indications sont d’un écrivain qui est un clairvoyant critique de soi-même. Ajoutez que M. d’Annunzio possède deux facultés qui ne sont pas incompatibles, mais qu’on n’a pas coutume de trouver réunies. Il a un très vif sentiment de l’extérieur. Il associe la nature au drame de ses personnages. Ses descriptions sont à la fois riches de couleur et toutes pénétrées d’émotion. D’autre part il a le goût de la vie intérieure. Il se regarde vivre et penser. Il est un intellectuel en même temps qu’un passionné. Et ici nous aimerions à lui voir citer parmi les maîtres dont il a profondément subi l’influence le nom de l’écrivain qui chez nous a renouvelé le roman de psychologie. Il n’est que juste de saluer en M. Paul Bourget un des esprits les plus vigoureux de ce temps et l’un des initiateurs dont l’action s’est le plus sûrement exercée sur les romanciers de l’étranger aussi bien que sur les nôtres. C’est lui qui leur a remis en main cet instrument de l’analyse dont lui-même avait usé avec tant de subtilité et de pénétration. M. d’Annunzio a profité, comme c’était son droit, de ses exemples et de ses leçons. Analyste et poète, mystique et sensuel, tel est cet écrivain d’une très séduisante et troublante originalité.

Pour ce qui est de M. Paul Margueritte, celui-là est au premier rang parmi nos jeunes romanciers d’aujourd’hui. Son talent est délicat et

  1. Voir dans la Revue hebdomadaire du 21 juin 1893 une lettre de M. G. d’Annunzio adressée à M. G. Hérelle et reproduite par M. Amédée Pigeon.
  2. Le titre italien est l’Innocente.