Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Comme il fallait s’y attendre, la même impression se dégage de l’Epopée.

Les discordances sont ici précisément de même nature que dans les Livres de lois. Il en est d’intéressantes ; mais ce qui frappe surtout, c’est, dans les récits épiques, le nombre de cas où les faits contredisent la doctrine. On nous a préparés à la distinction stricte de toutes les professions et cependant toutes les castes prennent part au conflit armé : Drona, quoique brahmane, est un des principaux héros de la lutte, et, quoique fils de berger, Karna est un des chefs militaires les plus célèbres. Descendans d’une çoûdrà, Yajatra ni Vidura n’en sont pas entourés d’un moindre prestige. Les alliances entre kshatriyas et brahmanes, voire entre ces hauts personnages et les castes les plus humbles, y sont fréquentes. On n’y voit guère que les jeunes nobles soient ordinairement astreints à l’éducation religieuse, qui pourtant est de précepte ; on ne voit pas non plus que l’abstention de viande ou de liqueurs soit observée par les guerriers. Et cependant la règle ; est connue ; plus d’une fois la réprobation théorique s’étale dans le conte même qui en atteste la violation. Nous étonnerons-nous après cela de rencontrer des rois de toute caste, alors que Manou lui-même envisage comme possible, comme réel, le cas où un çoûdra exerce le pouvoir ?

L’Epopée est de sa nature trop solidaire de la classe noble pour ne pas attribuer volontiers au roi qui l’incarne la suprématie que les Livres de lois réservent jalousement au brahmane. Elle n’en est pas moins explicite à ses heures sur la grandeur incomparable de la classe sacerdotale. Voyez l’histoire de Matanga. Il se croit fils d’un brahmane ; en réalité, il est le fruit d’une faute : c’est d’un çoûdra que sa mère l’a conçu ; il n’est au fond qu’un misérable Outcast. Miraculeusement informé de sa disgrâce, il prétend à force d’austérités conquérir cette dignité’ qui lui échappe. Mais en vain il peine pendant des siècles ; en vain, pendant cent ans, il se tient dévotement en équilibre sur un pied ; Indra est ébranlé sur son trône, il accourt à lui, il lui prodigue les offres les plus séduisantes, et l’assure des plus singulières faveurs. Quant à la seule que le pénitent sollicite, impossible ! C’est par des milliers et des millions de naissances successives qu’il faut acheter l’ascension d’une caste à une caste supérieure. Râma n’hésite pas à trancher la tête d’un jeune çoûdra dont le seul crime est de se livrer à des austérités religieuses qui sont théoriquement interdites à sa caste. cette insolence menace de troubler tout l’équilibre de l’ordre public, tant est essentiel le maintien des prérogatives qui appartiennent en propre aux diverses castes !