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Ni les traces de conflits entre nobles et brahmanes, ni certains passages exceptionnels (en les supposant authentiques) d’un groupe à l’autre, ne prouvent que la caste ait été, à l’époque où en remontent les témoignages, dans un état rudimentaire. Luttes de classes, conflits d’influences, sont de toutes les époques ; ils se greffent sur les constitutions sociales les plus diverses. Ces incidens n’excluent en aucune façon, pas plus d’ailleurs que par eux-mêmes ils ne l’impliquent, l’existence parallèle de la caste.

Le premier témoignage documentaire que nous possédions de l’existence de la caste, c’est l’apparition du système qui a prétendu la réglementer. Il se manifeste dès la période la plus haute de la littérature sacerdotale, et même dans les couches les plus récentes des hymnes védiques. Naturellement, le système est postérieur aux faits qu’il prétend codifier et remanier. Quand il se révèle, c’est que la caste est déjà le régime reconnu. Mais depuis combien de temps ? C’est ce qu’il nous est impossible de préciser. Non seulement la caste existait, tout indique qu’elle existait dans une condition foncièrement identique à sa condition d’aujourd’hui. C’est ce que, à eux seuls, les textes seraient impuissans à démontrer : et c’est pourquoi j’ai pu dire qu’ils avaient grand besoin, pour être bien entendus, des lumières qui s’empruntent à l’expérience du présent.

La théorie y a masqué et faussé la réalité. Reliant par un compromis plus ou moins artificiel les faits vivans à la tradition d’un passé évanoui, elle identifie et superpose la distinction des castes à l’ancienne distinction des classes ; à ces classes qu’elle pose en castes, elle transporte un nom qui a d’abord marqué une division de races. Dans toute cette construction symétrique et savante, si elle laisse pénétrer quelque reflet de la complexité et de la confusion réelles, elle le rejette au second plan, le dissimule, comme dans la théorie des castes mêlées, sous une régularité factice.

La littérature ne nous tire donc pas d’affaire. Elle ne nous a conservé ni enchaînement historique solide ni souvenirs décisifs. Si je ne l’ai pu démontrer sans quelques longueurs, les esprits attentifs s’en consoleront peut-être en découvrant ici un instructif exemple des obscurités propres à la tradition hindoue, des difficultés qu’elle oppose et de la prudence qu’elle commande à nos curiosités.

Il ne nous reste d’autre ressource que d’aborder directement la question des origines.


E. SENART.