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mule dont chaque terme a une vertu magique. Transformer un rite, modifier une formule, c’est violer la tradition qu’il a reçue de ses pères, c’est attenter à la foi ; et c’est alors pour celui qui ose transformer ou modifier, risquer de provoquer un schisme dangereux comme le Raskol russe, sorti au xviie siècle des réformes apportées par le patriarche Nikone aux vieux livres liturgiques. Il n’est personne en Orient, pas même le tsar, malgré sa toute-puissance, qui osât entreprendre la réforme nécessaire du calendrier grégorien, parce que ce calendrier est consacré par une tradition religieuse et que, de cette réforme purement liturgique, pourrait sortir un schisme dont les conséquences sont impossibles à prévoir. Qui donc alors dans l’orthodoxie prendrait l’initiative de toucher au dogme qui sépare l’Église d’Orient de l’Église de Rome[1] ?


II


L’Église orthodoxe, en s’intitulant « orientale », ἀνατολιϰὴ, se donne des limites géographiques correspondant aux limites d’un État. Le patriarche, qui, à l’origine, devint le chef de cette Église, portait le titre d’œcuménique, οἰϰουμενιϰός ; ce titre signifiait qu’il était le chef de l’Église de l’Empire d’Orient, — le mot οἰϰούμενος, d’où dérive son titre, représentant la terre soumise à l’Empire en opposition à la terre indépendante de l’Empire, au pays des Barbares. Le patriarche œcuménique n’est donc point, comme le Pape, un souverain catholique[2]. D’ailleurs, à l’origine, pendant neuf siècles, les papes, pas plus que les patriarches, ne furent des souverains catholiques.

C’était une conséquence de la conception païenne de l’État qui consacrait la toute-puissance du pouvoir civil, et qui voulait que le chef civil fût aussi le chef religieux. L’empereur, en devenant chrétien, devint le chef de la hiérarchie ecclésiastique et se réserva d’investir les évêques. Les papes eux-mêmes reçurent jusqu’au ixe siècle l’investiture de l’empereur byzantin. Le schisme

  1. Les mêmes raisons sont valables contre le protestantisme. Des catholiques ont manifesté récemment leurs craintes de voir l’orthodoxie s’unir au protestantisme et frustrer ainsi l’Église romaine de l’union légitime. L’orthodoxie, par sa conception des rapports de l’Église et de l’État, se rapproche plus en effet du protestantisme que du catholicisme, et l’éducation théologique des prêtres orthodoxes s’achève souvent en Allemagne. Mais de là à conclure à l’union, il y a loin. Les Églises Réformées ont fait, au xviie siècle, des tentatives près des patriarches de Constantinople : ces tentatives ont échoué. Comme contre le catholicisme, la raison du dogme prévaudra toujours contre le protestantisme, sans préjudice des autres.
  2. Il semble que les papes n’aient pas compris d’abord le sens d’œcuménique, qu’ils confondaient avec catholique. C’est ce qu’ils exprimaient au moment du schisme, en disant que l’existence de deux souverains catholiques est contradictoire.