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rigoureusement les journalistes et les étrangers. En plus des juges et des accusés, il n’y avait d’autre public qu’un petit nombre de hauts fonctionnaires, qui parlaient peu de ce qu’ils avaient vu et entendu. Une faveur spéciale m’a permis d’assister à deux de ces procès, celui d’octobre 1880, dit le Procès des Seize, et celui de mars 1881, où furent condamnés les meurtriers d’Alexandre II. Le souvenir de ces tristes événemens était si cruel à la Russie qu’il y aurait eu inconvenance à le ranimer par une publication durant les années qui suivirent. Le temps a passé ; ces mauvaises heures sont entrées dans l’histoire. Il n’est peut-être pas inutile de proposer aujourd’hui aux lecteurs français un point de comparaison d’où ils pourront tirer plus d’un enseignement.


Je n’ai pas l’intention de refaire ici le tableau des années troublées qui s’écoulèrent entre le coup de pistolet de Véra Zassoulitch et l’assassinat d’Alexandre II. On sait comment un parti invisible, insaisissable, nombreux et fortement organisé suivant les uns, illusoire et composé de quelques criminels isolés suivant les autres, commença d’inquiéter la Russie au lendemain de la guerre turque, terrorisa l’empire de 1879 à 1882, continua d’obséder les imaginations pendant les premières années du règne actuel, alors même que ses tentatives devenaient plus rares, découragées et relativement inoffensives. Ce parti se donnait à lui-même, dans les pamphlets clandestins qu’il répandait à foison, des qualifications diverses, changeantes à mesure qu’il évoluait davantage vers l’action violente : ses adeptes s’intitulèrent successivement réalistes, révolutionnaires-socialistes, anarchistes, et enfin terroristes ; plusieurs accusés revendiquèrent ce dernier nom devant leurs juges avec une jactance théâtrale. L’appellation de nihilistes, qui a prévalu dans le langage courant et surtout à l’étranger, était la plus impropre de toutes : elle confondait les propagandistes par le fait avec l’école philosophique, ou, pour mieux dire, avec l’état d’esprit et de sentiment créé dans une partie de la Russie pensante par la crise morale qui suivit l’abolition du servage.

Les coups frappés par ce parti occulte se multiplièrent, à partir de 1878, avec une audace et un succès croissans. Ils visèrent d’abord les chefs de la haute police à Pétersbourg et quelques gouverneurs des grandes villes du sud, Kharkof, Kief, Odessa. Le prince Krapotkine, gouverneur de Kharkof, tomba sous le poignard. Le général Mézentzef, chef des gendarmes, fut tué en plein jour, à coups de revolver, sur une place de Pétersbourg ; ses assassins s’enfuirent dans une voiture qui les