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étendant leurs pouvoirs discrétionnaires. Ces tâtonnemens fébriles de l’autorité ne faisaient qu’augmenter le trouble et le découragement de l’esprit public ; ils décelaient l’inquiétude et l’impuissance des forces sociales, qui cherchaient vainement des armes sûres contre un ennemi inconnu. On avait exécuté, après jugement sommaire, les rares criminels pris sur le fait : on ne réussissait pas à saisir les relations probables de ces hommes entre eux, les ramifications du vaste complot que l’on soupçonnait. La police, supérieurement organisée sous le règne de Nicolas pour la surveillance des salons et des hautes classes, n’était alors nullement préparée à cette lutte dans les ténèbres. Les nombreuses arrestations qu’elle faisait, un peu au hasard, ne lui fournissaient que des renseignemens mal liés ou contradictoires. Ses efforts pour reconnaître et prévenir l’ennemi restèrent inefficaces, jusqu’au jour où les aveux détaillés de l’un des conspirateurs, le juif Goldenberg, soulevèrent enfin un coin du voile.

Cette déposition de Goldenberg fut, comme on va le voir, le fil qui permit de se retrouver dans le labyrinthe et de poursuivre une instruction d’ensemble sur tous les crimes des années écoulées. Elle servit de base aux réquisitoires du ministère public, dans tous les grands procès qui se succédèrent à partir de 1880. Le premier fut le procès des Seize. Il s’ouvrit le 25 octobre (vieux style) au matin, et dura six jours pleins, pendant lesquels je ne quittai pas la salle d’audience. Mes impressions garderont peut-être plus de vie, si je leur laisse ici la forme qu’elles prirent au moment même.


… Ce matin, par un froid très vif, à travers un brouillard épais qui gèle en givre sur les arbres, je me suis rendu à la maison de justice de la Litéïnaïa. Nul mouvement inusité dans les rues, autour de ce triste et lourd cube de pierre. Il communique par un boyau avec la prison de la Spalernaïa ; là sont internés provisoirement les prévenus extraits de la forteresse pour le procès. On ne m’avait pas exagéré la rigueur des consignes : ma carte nominative est minutieusement examinée à plusieurs barrières, gardées par des gendarmes. J’ai enfin été admis dans la première salle du Palais ; petite, vulgaire, d’une décoration un peu trop gaie pour un tribunal. Un grand et mauvais portrait de l’empereur en pied ; une image sainte, avec sa lampe qui clignote dans le petit jour sale de ce matin d’octobre. Au fond, une longue table en fer à cheval, recouverte de drap rouge ; derrière, trois rangées de fauteuils, en maroquin de même couleur. A droite, le banc des accusés ; à gauche, un banc de chêne tout