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s’agit d’entraînemens, de modes et d’opinions, nous comptons en semaines ce qui se chiffre en années chez les autres.

Ces rapprochemens contiennent aussi des leçons pour les théoriciens trop sûrs de leurs théories. Il y a quinze ans, on prenait volontiers en pitié la barbarie russe. Avons-nous assez dit, écrit, imprimé que des phénomènes pareils n’étaient possibles qu’en Russie, qu’ils seraient inconcevables chez nous ? Que l’on se reporte, comme je viens de le faire, aux journaux du temps. Les ironistes passèrent un bon quart d’heure. Pour les journaux, cette monstrueuse maladie était surtout imputable au régime absolu ; les régimes libres étaient vaccinés contre elle.

Les journaux oubliaient qu’aucun régime ne protège l’homme contre les pires folies, quand il ne sait ou ne peut pas trouver l’emploi normal de ses forces intellectuelles. Les historiens et les philosophes, s’ils alléguaient des raisons moins baroques, s’aventuraient tout autant avec leur belle confiance dans la variabilité de l’espèce humaine. Nous avons tous à faire notre mea culpa, nous qui avons quelque peu abusé de la race, du climat, de l’histoire, pour expliquer comment des Slaves pouvaient seuls perpétrer des actes si slaves. Voici qu’ils s’acclimatent chez les Gaulois.

Certes, je ne prétends pas que nos anarchistes soient forgés du même acier que les terroristes russes. Il existe au moins une différence qui a bien sa valeur : notre police n’a pas encore « trouvé la femme », et le rôle de la femme était ce qu’il y avait de plus caractéristique dans les tragédies dont j’évoque le souvenir. Mais on ne saurait nier que les derniers attentats de Paris, s’ils révèlent moins de méthode et plus d’absurdité dans le choix des victimes que ceux de Pétersbourg, dénotent aussi une audace, un fanatisme, un mépris de la vie qui rapprochent sensiblement nos criminels de leurs modèles moscovites. Symptôme plus grave encore, nos bacheliers se mettent comme les leurs à lancer des bombes ; la contagion gagne, ici comme là-bas, des intelligences cultivées, qui commettent ou excusent le crime par raisons doctrinales.

Il y a quinze ans, à Pétersbourg, on cherchait les causes et les remèdes du mal : c’était l’entretien habituel des esprits profonds et des oisifs. Les mêmes catégories de personnes se livrent aujourd’hui à la même recherche dans Paris. Certains disaient en Russie : Nous guéririons vite si l’on nous plaçait dans les conditions de la vie française. J’ignore si quelques-uns en France font maintenant le raisonnement inverse. Une aussi forte opposition de points de vue suffirait à nous prouver que les causes sont