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des mois d’hiver pendant lesquels vous ne verrez pas le jour ; durant des semaines entières vous aurez vécu dans la nuit. »

Tel climat, tel peuple. Cette vérité n’était jamais apparue à notre Parsi avec autant d’évidence que durant son séjour à Londres, et c’est par l’influence du climat qu’il explique le caractère national de l’Anglais, ses mœurs, ses coutumes, ses habitudes, ses institutions et son histoire. Cette philosophie de Guèbre peut paraître insuffisante, assurément elle n’est pas fausse de tout point. Dans les pays disgraciés où le soleil ne se montre que par intervalles, l’homme s’accoutume à considérer la nature comme une ennemie ; elle l’attaque, il se défend, et cette guerre incessante fortifie ses muscles et sa volonté. Ne découvrant autour de lui rien qui flatte ses sens ou réjouisse ses yeux, il ne connaît plus d’autre joie que celle de sentir sa force et de la dépenser en agissant. C’est ainsi que l’Anglais est devenu un homme d’action. D’autre part, les perpétuelles variations de l’atmosphère influent sur son humeur, et un ciel mobile et toujours changeant lui communique son inconstance. « Etudiez-le où il vous plaira, dans sa maison ou dans la rue ; à toute heure vous le trouverez inquiet comme le temps. » Il se remue, il se tracasse, il se travaille, ses goûts sont des passions, ses passions sont des fureurs, mais elles ne vivent qu’un jour, et sans cesse à l’affût de sensations nouvelles, à ses engoûmens succèdent de méprisantes indifférences. Quelle agitation ! quelle fièvre ! quelle usure inutile de la vie ! Toutefois, gardez-vous de le plaindre ; ce qu’il aime le plus au monde, c’est sa fatigue.

Un philosophe asiatique, qui, transporté subitement dans une des grandes capitales de l’Europe se trouve pour la première fois sur le passage d’une foule agitée et fiévreuse, courant à ses affaires ou à ses plaisirs dont elle se fait une affaire, éprouve une impression de surprise mêlée d’effroi. M. Malabari l’a ressentie plus que personne, après quoi il a dit : « Pauvres gens ! » Est-ce l’Orient, est-ce l’Occident, qui a trouvé le vrai sens de l’existence humaine ? L’Oriental a le génie de l’acceptation, de l’acquiescement, une facilité qui nous étonne à laisser gouverner son âme par la tradition, sa vie par la destinée, et, comme je l’ai dit, l’inquiétude d’esprit est à ses yeux un mal et le plus grand obstacle au bonheur. A cela l’Européen répond que cette inquiétude est la marque des races nobles et progressives ; qu’elle a tout produit, tout créé ; que l’humanité lui est redevable de toutes les inventions qui ont transformé la terre, de toutes les grandes découvertes, de toutes les réformes bienfaisantes, de toutes les révolutions heureuses : supprimez les inquiets, et le monde s’endormira d’un sommeil de mort. Ce raisonnement touche peu l’Oriental et lui fait hocher la tête. Il se demande si ces progrès si vantés n’ont pas été payés trop cher. Est-il prouvé, d’ailleurs, que tout changement soit un progrès ? L’amour des