Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/242

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui n’ont rien perdu de leur vivacité dans le monde musulman ?

Il est clair que le sort des armes ne serait pas douteux ; si une éventualité aussi fâcheuse devait se réaliser, le dernier mot appartiendrait aux canons anglais. Seulement on ne voit pas bien ce que la politique anglaise gagnerait à de pareils conflits et l’on voit très bien ce qu’elle y peut perdre. Le sultan, souverain nominal du khédive, entrerait en cause ; l’appui moral et même matériel des puissances, garantes des traités sommeillans, pourrait ne pas lui faire défaut. Des rivalités qui ne demandent qu’à se produire, parmi ceux mêmes sur lesquels l’Angleterre compte le plus, se feraient jour en Occident.

Bref, en se plaçant au point de vue purement anglais, l’absence d’affaires, le maintien du statu quo est ce qu’il y a de plus désirable. Le parti modéré des Anglo-Égyptiens aperçoit bien cette situation et n’approuve pas le régime de terreur inauguré par lord Cromer. Il pense que lord Dufferin était naguère dans le vrai, en préconisant la persuasion et la douceur comme les seuls moyens de faire œuvre durable en Égypte. De la part de la France, le khédive ne recevra jamais que des conseils de prudence et de modération ; notre politique ne suit au Caire aucune voie détournée ; les Anglais eux-mêmes le proclament. La loyauté de notre diplomatie nous permet donc de donner des conseils qui ne sont dictés que par le souci de la paix générale.

Ce sont des conseils, inspirés par le même esprit, que nous n’avons cessé de donner à l’Italie, quand nous lui suggérions, — d’accord en cela avec les membres mêmes de la Triple Alliance, — que le meilleur moyen de remettre sur pied ses finances était de réduire ses dépenses militaires. Un patriote italien, à qui l’on parlait de supprimer deux corps d’armée sur douze, disait à son interlocuteur : « Ce n’est pas deux corps d’armée qu’il faudrait licencier pour en conserver dix ; c’est dix qu’il faudrait licencier pour en conserver deux. » Sans parler de coupes aussi sombres, le peuple italien doit commencer à s’apercevoir que ses diplomates, qui passaient autrefois pour les premiers du monde, et qui, du temps de Cavour, prouvaient à l’Europe qu’ils étaient dignes de leur vieille renommée, se sont lourdement trompés cette fois en contractant une alliance qui ne garantit à leur pays autre chose que des embarras d’argent.

On prêtait, il y a quelques jours, au comte Nigra cette opinion que : « Si l’Italie voulait se passer d’une alliance, elle ne serait plus qu’une grande Belgique et perdrait toute son influence dans la vie européenne. » Que le propos soit vrai ou non, — il n’a pas été démenti, — il rend assez bien l’idée fausse que l’Italie attache à la conservation de sa force militaire. Ce qui empêche la Belgique, dont le sort ni le crédit ne semblent d’ailleurs pas méprisables, d’avoir une influence prépondérante, c’est uniquement que son territoire est exigu. Une « grande Belgique » jouerait, sans avoir besoin d’aucune alliance, un rôle fort