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affranchir de cette lourde tyrannie de l’argent. — Mais sommes-nous vraiment anxieux de nous émanciper ? De même que les Nibelungen de la tétralogie, nous avons été réduits en esclavage par l’or du nain Alberich ; notre âme gît sous le ventre oisif du monstrueux dragon qui garde l’or du Rhin, et nous ne savons de qui naîtra le héros qui doit nous délivrer.


I

Etre riche est le premier vœu de l’homme moderne. S’il croyait encore aux fées, la fée de la richesse, pour laide fût-elle, serait la marraine qu’il appellerait au berceau de ses enfans. Etre riche est une vocation pour laquelle chacun se sent né. La richesse a toujours été estimée des hommes ; mais elle semblait placée si haut, jadis, que le grand nombre osait à peine lever les yeux sur elle. Aujourd’hui, tous voudraient en avoir leur part : qui n’y réussit point s’en irrite, et le pardonne mal à la société. L’amour du bien-être et, aussi, le désir de jouir de la vie ont envahi toutes les classes. C’est un des traits de la démocratie contemporaine. Les peuples modernes ont besoin d’être riches. Le prodigieux développement de l’industrie semblait devoir mettre les biens de ce monde à la portée de toutes les mains. C’était comme un engagement d’honneur qu’avaient pris, vis-à-vis des masses, la science et la démocratie. Les classes dont autrefois les ambitions ne s’élevaient guère au-dessus de la condition paternelle ont, à leur tour, des aspirations vers le confort, vers le luxe, vers le loisir, vers tout ce que procure l’argent. Si vite qu’ait grandi la richesse, les exigences de la vie civilisée ont crû plus vite encore. Le progrès du bien-être n’a fait qu’augmenter les besoins et provoquer les appétits. Et cela est conforme à la nature de l’homme.

De même, jamais la richesse n’a excité autant d’envie que depuis qu’elle semble accessible à tous. Cela, aussi, est conforme à la nature humaine. On pardonne moins à la fortune depuis qu’elle n’est plus un privilège de caste. « Pourquoi eux plutôt que nous ? pourquoi pas moi comme un autre ? » répètent, chaque jour, des millions d’êtres humains qui tous ont l’intelligence et la volonté tendues vers le même but. Qui est pauvre se sent malheureux et se croit victime d’une injustice. De là le socialisme, et de là l’anarchisme.

La course à la fortune, voilà le spectacle qu’offrent, presque partout, nos sociétés occidentales. Elles ressemblent à un cirque morne où grands et petits, jeunes et vieux, les parens traînant par la main leurs enfans, courent à l’envi, se renversant en chemin et se foulant aux pieds les uns les autres. C’est à cette