Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/247

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poursuite fiévreuse que les pères dressent leurs fils. L’éducation, pour la plupart, n’est qu’un entraînement en vue de ce steeple-chase à la fortune ; tant pis pour ceux qui tombent en route, ou demeurent fourbus en gagnant le prix. Encore, dans notre vieille Europe, sommes-nous en retard sur l’Amérique ; nous semblons aux Américains mous et engourdis dans cette lutte pour la fortune[1]. C’est au Nouveau Monde qu’il faut voir se ruer les coureurs à l’assaut de la richesse. Le Yankee, dégagé des traditions et des entraves du passé, est le type classique de cet effort constant et universel vers l’argent. Son front en demeure marqué ; toute la vie américaine en porte les stigmates.

Et cela est-il seulement vrai de l’Amérique ? Sommes-nous si en retard sur elle ? et de cette tension de tous nos muscles vers l’argent, ne nous reste-t-il pas, à nous aussi, une déformation physique et morale ? Notre conscience se détériore ; les délicatesses et les pudeurs de l’honnêteté s’oblitèrent. Nos sens de modernes, hystériquement raffinés pour les voluptés perverses, s’émoussent en fait d’honneur et de scrupules. L’argent mal gagné n’a plus mauvaise odeur. Si l’improbité formelle nous choque encore, le mercantilisme pénètre partout : c’est un autre des caractères de notre démocratie. Médecins, avocats, ingénieurs, écrivains, artistes, politiques, le mercantilisme est en train d’avilir les professions les plus nobles, celles qui naguère méritaient le nom de libérales. Toutes tendent à devenir un métier, une affaire, et prennent les vues intéressées et la morale lâche des gens d’affaires. L’argent est la commune mesure des choses et des mérites. Carrières libérales, commerce, industrie, le vieil honneur professionnel est partout en déclin. Tout est matière à trafic. C’est, dans tous les rangs, comme une involontaire suggestion ; l’or aux reflets fauves hypnotise les intelligences — et les consciences.

L’argent est le grand ressort de la vie moderne. Balzac l’avait déjà senti ; l’argent est le héros, le protagoniste de sa Comédie humaine[2]. C’est par là, peut-être, qu’elle est restée si vivante. Le théâtre, comme le roman, a dû faire large place aux millions, aux combats autour d’une succession ou d’une dot, témoin Scribe, témoin Augier, pour ne nommer que des morts[3]. Et ce rôle de l’argent dans nos sociétés a singulièrement grandi depuis Balzac, et depuis Scribe. La compétition universelle, l’avènement des nouvelles couches au pouvoir et aux fonctions

  1. Voyez l’étude de M. A. Chevrillon dans la Revue du 1er avril 1892.
  2. Voyez Taine, Nouveaux Essais de critique et d’histoire ; Balzac.
  3. M. Alexandre Dumas fils, si je ne me trompe, reproche quelque part à Scribe d’avoir donné pour base à sa morale dramatique la vénération de l’argent. La grande récompense de la vertu, chez Scribe, c’est un mariage riche. Mais est-ce particulier à Scribe ? et n’est-ce pas tout bonnement l’honnête morale bourgeoise ?