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Bourse, provient moins de l’aversion pour les richesses que de la passion des richesses. Dans nos révoltes contre le règne de l’or, il s’en faut, hélas ! que tout soit noble et désintéressé. Elle n’a, le plus souvent, cette croisade, rien de chrétien : Dieu sait si c’est notre bon ange, ou si c’est le Malin qui nous souffle la haine des manieurs d’argent. Ce qui provoque tant de colères contre les parvenus de la spéculation, ce n’est pas tant, d’habitude, la charité, l’amour fraternel du pauvre, le souci des petits trop souvent dépouillés par de coupables manœuvres ; c’est, plus encore, l’envie, la cupidité, l’amour de l’argent qui couve dans la boue de nos cœurs. Sémites ou Aryens, le grand grief des foules chrétiennes contre les rois de la Bourse et les hauts barons de la Banque, c’est qu’ils sont trop riches.

Si nous étions de vrais chrétiens, imbus de l’esprit de l’Evangile, nous n’irions pas jalouser les princes de la finance, et si nous avions un reproche à faire aux juifs, ce ne serait pas de thésauriser les trésors de ce monde qui craignent les vers et la rouille[1]. Loin d’envier aux juifs la royauté de l’argent, nous leur dirions le mot du roi de Sodome à leur père Abraham : Da mihi animas, cætera tolle tibi[2]. Mais, justement, ce à quoi nous tenons, non moins que les fils de Juda, c’est à l’argent ; et c’est parce qu’il en prend trop, à notre gré, que tant de voix s’élèvent contre Israël.

Jésus disait à ses disciples : « Personne ne peut servir deux maîtres à la fois ; vous ne pouvez servir Dieu et Mammon[3]. » Or, Mammon c’est la richesse. Cette parole a bien vieilli depuis le Sermon sur la montagne ; les chrétiens de nos jours ont changé tout cela. L’on compte quatre cents millions d’hommes baptisés au nom du Christ ; combien parmi eux se font scrupule de servir Mammon ? Après dix-huit cents ans, Mammon est redevenu le prince de ce monde. Les plus pieux se partagent entre Dieu et lui, et ce n’est pas l’héritage des biens éternels qui leur donne le plus de soucis. On croirait, en vérité, que c’est aux pauvres que s’applique la menaçante similitude du chameau et du trou de l’aiguille. S’ils s’inspiraient de l’Evangile, les chrétiens redouteraient plutôt d’être riches ; mais reste-t-il des chrétiens parmi nous ? Sous le froc du moine sans doute, ou sous la guimpe de la sœur de charité. J’aperçois bien encore des catholiques, des protestans, voire des orthodoxes, qui croient et qui prient ; mais combien de chrétiens parmi eux ? Pour la plupart, le christianisme s’est figé en formules et en rites.

Ironie des choses et dérision de l’histoire ! Des nations qui se

  1. Mathieu. VI. 19.
  2. Genèse, XIV, 21.
  3. Mathieu, VI, 24.