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si je puis ainsi dire, ne régnait point par lui-même ; il se voilait, d’habitude, il se parait de qualités et de titres divers. Aujourd’hui, il règne en son propre nom ; il n’a plus besoin de déguisement étranger. Il n’est plus tenu de cacher, sous des dignités et des vêtemens d’emprunt, la bassesse de ses origines et sa vulgarité native. Il est libre de mettre habit bas ; il peut, sans choquer nos pudeurs, étaler au soleil sa malpropre nudité.

D’où ce changement ? C’est le fait de toute notre civilisation industrielle. Nos arts, nos sciences, nos découvertes ont préparé et affermi l’empire de l’argent. Et cela, non pas seulement, comme nous l’avons dit, en multipliant nos besoins. La vapeur et la houille, qui ont centuplé la richesse, en ont transformé la nature, faisant jaillir de nouvelles sources de fortune et les faisant couler et refluer sans cesse par des canaux nouveaux, d’un bout du monde à l’autre. La richesse mobilière a refoulé au second rang la richesse territoriale, ravalant les propriétaires fonciers et les aristocraties anciennes, édifiant, à leur place, des fortunes, tout ensemble plus rapides et plus précaires. Révolution sociale non moindre peut-être que toutes nos révolutions politiques, et de laquelle date l’avènement définitif du nouveau souverain.

Est-ce tout ? N’y a-t-il à cette usurpation de l’argent que des causes économiques ? Non encore ; à toutes les grandes révolutions de l’histoire, l’esprit a eu sa part. Ainsi en est-il de cette royauté nouvelle ; elle, aussi, a eu des causes morales, des causes spirituelles. J’en vois au moins deux : l’une religieuse, l’autre politique. La première est l’affaiblissement de la foi chrétienne ; la seconde est l’établissement de la démocratie[1].


V

La première, — la seule dont nous parlerons aujourd’hui, — c’est le déclin des antiques croyances, sans qu’une foi nouvelle on ait pris la place dans les âmes. Au règne de Mammon, comme dit l’Evangile, il y avait jadis une barrière : la foi. S’il n’avait pas vaincu Mammon, le Christ luttait avec lui, le Christ lui tenait tête ; et si la Croix n’a pu triompher de Mammon aux âges-de foi, que sera-ce à une époque d’incroyance ? Hélas ! il n’est que trop vrai ; la foi chrétienne, si dédaigneuse en principe des biens périssables, n’a pas longtemps étouffé la passion des richesses. Si

  1. « L’ancien ordre de choses, écrivait ici même M. E.-M de Vogüé, opposait à la puissance factice de l’argent la puissance idéale de la religion et la puissance naturelle de la force physique ; ces deux dernières avaient créé des contrepoids nombreux : privilèges et prééminence du sacerdoce, de l’état militaire, de la naissance, des charges de cour et de magistrature. « Voyez la Revue du 15 décembre 1892 : La Crise présente.