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aux notes, aux fragmens informes jetés sur le papier par son ami au hasard de la plume, M. de Saint-Albin a naturellement conçu cette rédaction dans le goût littéraire de l’époque qu’il avait traversée : et l’on sait si cette époque aimait l’amplification oratoire, les développemens d’une rhétorique imprécise et creuse ! Ecrivain abondant, — trop abondant, même, — d’un ton légèrement déclamatoire et pompeux, il a laissé de côté tel détail qui lui a sans doute paru manquer de « noblesse ».

Un historien, ayant plus qu’on ne l’avait alors le souci de l’exactitude, le sens du pittoresque, l’intelligence du menu fait, si révélateur quelquefois, d’une si haute signification pour qui sait l’interpréter, en faire jaillir l’étincelle de vie qu’il contient, — un historien élevé à l’école des illustres évocateurs du passé, des Augustin Thierry et des Michelet, se fût bien gardé de négliger ces traits. Oh ! ce vêtement gris du petit dauphin, cette face bouffie et pâle du pauvre être aux genoux et aux chevilles enflées, qui se pelotonne, comme un oiselet frileux, dans le berceau qu’il préfère au lit trop grand ! Et la recommandation de la sœur, — de la petite princesse qui ne dort pas, parce que les bruits de la nuit tragique sont venus jusqu’à elle, qui se demande, peut-être, si l’on ne va pas venir les prendre, son frère et elle, comme on est venu prendre déjà son père et sa mère !… Que tout cela est touchant, et quel cœur était donc celui de ce gentilhomme, qui trois fois dans ses notes autographes est revenu sur cette scène[1], et pas une fois ne s’est attendri au souvenir de cette visite faite à l’enfant moribond de son Roi !

Il est donc regrettable, j’en conviens, que dans la promptitude d’une rédaction hâtive, M. de Saint-Albin n’ait pas cru devoir recueillir tous les détails que le texte autographe lui fournissait sur la visite de Barras au Temple. Il n’en reste pas moins démontré que, — à part l’addition malencontreuse de certains ornemens littéraires quelque peu surannés, dont nous nous serions aisément

  1. Ces trois récits, sauf quelques différences insignifiantes, concordent absolument entre eux. J’ai donné le plus long et le plus intéressant, celui-là même dont s’est servi M. de Saint-Albin. A la suite de l’un des deux autres récits autographes de Barras, que je n’ai pas cru nécessaire de reproduire ici, se trouvent quelques lignes importantes qui, s’il y avait un doute possible sur la réalité de la mort de Louis XVII au Temple, trancheraient définitivement la question : « Rendu au Comité de Salut public, je leur parlai de ma visite au Temple, de la négligence, même de la mauvaise tenue des appartemens qu’occupaient le prince et la princesse, de la maladie grave dont était atteint le premier, qu’il était urgent d’envoyer des médecins et de redoubler de soins dans l’état de faiblesse où il se trouvait, que j’en rendrais compte à la convention. Garde-toi bien, me répondit-on, nous allons nous occuper et donner les ordres pour que les prisonniers soient bien traités et soignés ; je m’assurai que ces ordres furent donnés et exécutés. Mais le jeune prince était travaillé par une maladie humorale qui avait déjà fait des progrès, de sorte que, malgré tous les soins qu’on lui porta, il succomba. »