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vient se placer sous sa plume. Il éclate alors en virulentes apostrophes, en invectives et en outrages ; il accepte et recueille avec complaisance les plus ineptes et les plus grossiers commérages. N’ai-je point trouvé parmi ses papiers cette note, écrite de sa main, qui, entre beaucoup d’autres animées du même esprit que je pourrais citer, suffira, je pense, à montrer quelles étaient ses dispositions à l’égard de la mémoire du grand empereur : « D’après des récits de plusieurs Corses, habitués de sa maison, Bonaparte n’ayant encore que neuf ans, se serait pris pour une de ses cousines, âgée de près de quarante ans, d’un amour assez violent pour l’avoir violée. »

Qu’un homme grave, qu’un esprit pondéré, sérieux, se piquant d’indépendance et d’équité, puisse être dupe d’une animosité aveugle au point d’enregistrer de pareilles sottises et d’accorder créance à des fables d’une aussi manifeste absurdité, c’est là un phénomène qui confond, mais qu’on est bien forcé de constater. Quoi qu’il en soit, on voit par ce qui précède qu’il en eût doublement coûté à M. de Saint-Albin de modifier en le rendant moins agressif le texte des Mémoires : d’abord, parce qu’il eût manqué à une sorte d’engagement moral pris envers celui qui l’avait chargé de les rédiger dans un esprit de haine et de vengeance contre Napoléon ; en second lieu, parce qu’en les rédigeant dans cet esprit, il donnait satisfaction à sa propre rancune contre l’empereur et l’empire. Les Mémoires conservèrent donc la forme que le rédacteur leur avait donnée « dans la promptitude d’une composition chaleureuse qui lui en avait caché d’abord la faute et le danger. » J’ai sous les yeux la première copie qui fut faite de l’ouvrage. Elle date de 1830, comme l’attestent divers reçus de copistes. Les seules corrections dont elle porte la trace sont d’une absolue insignifiance. Pas un mot n’a été supprimé ou « modifié dans les passages compromettans dont s’alarmait la prudence de M. Damaison. Plutôt que de rien changer au texte primitif, composé sur les notes, les dictées ou les fragmens déjà rédigés de Barras, M. de Saint-Albin aima mieux garder les Mémoires en portefeuille, et ils y étaient encore lorsqu’il mourut en 1847.


V. — POURQUOI LES MÉMOIRES DE BARRAS SONT RESTÉS INÉDITS DEPUIS 1847 ET POURQUOI ON SE DÉCIDE A LES PUBLIER AUJOURD’HUI.

Pas plus que leur père, les enfans de M. de Saint-Albin ne procédèrent à la publication des Mémoires de Barras. L’aîné, M. Hortensius de Saint-Albin, ancien député de la Sarthe et représentant du peuple à la Constituante en 1848, occupait sous le second empire un siège de conseiller à la cour d’appel. Son