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Concert du palais Pitti, et le Concert champêtre du Louvre.

Les peintures monumentales de Giorgione se distinguèrent par la même indépendance. Dans la décoration de l’Entrepôt allemand de Venise, le Fondaco dei Tedeschi (le monument, incendié en 1505, fut reconstruit en 1506 ; les peintures de Giorgione étaient terminées en 1508), il représenta, au rez-de-chaussée, des cavaliers isolés dans des niches, et, sur la frise, des figures nues, des têtes et des trophées. Mais si ces compositions abondaient en motifs superbes et en tours de force, on y cherchait en vain des idées claires, une action logiquement déduite. Vasari déjà se récrie sur un tel abus de la fantaisie. Ses critiques, qui s’appliquent d’ailleurs en partie aux fresques peintes par le Titien sur le même édifice, obtiendront l’assentiment de tout juge impartial. « On ne retrouve dans cet ouvrage, déclare-t-il, aucun sujet traité avec ordre, ni aucun sujet se rapportant aux actions de n’importe quel personnage célèbre ancien ou moderne. Pour ma part, je ne l’ai jamais compris, et jamais, malgré toutes mes investigations, je n’ai découvert quelqu’un qui le comprît. En effet, on y remarque, ici une femme, là un homme, dans les attitudes les plus diverses, l’un ayant à côté de lui une tête de lion, l’autre un ange en guise de Cupidon, sans que l’on sache pourquoi. Sur la porte principale qui conduit à la Merzeria, on voit une femme assise, ayant au-dessous d’elle la tête d’un géant mort, à peu près comme une Judith. Cette femme lève la tête avec l’épée et parle avec un Allemand qui est dans le bas : je n’ai pu m’expliquer ce que le peintre a voulu représenter, sinon peut-être une allégorie de l’Allemagne. »

Si l’idée tient si peu de place dans l’œuvre de Giorgione, en quoi consistent donc les innovations qui lui ont valu l’immortalité ? Tout d’abord dans son culte pour les beautés simples et naturelles, ainsi que dans son ardent amour de la campagne. Laissant aux autres la reproduction des types, des costumes, des monumens de cette ville si artificielle qui s’appelle Venise, il évoque un monde à part, de superbes corps nus, des sites frais et calmes. Comment expliquer ce contraste ? Pourquoi Giorgione, l’idole de la haute société vénitienne, le joueur de luth à la mode, et comme un précurseur de don Juan, prend-il ainsi en horreur et ses concitoyens, et leurs palais, et Venise avec ses canaux, sa foule bariolée ; pourquoi se réfugie-t-il à tout instant au milieu des champs, loin de l’agitation et de la corruption des villes ? Cette âme vibrante n’aurait-elle pas reçu quelque blessure secrète ?

Assurément, depuis plusieurs années déjà, l’Arcadia de Sannazar (1502) avait remis à la mode l’églogue et la pastorale, les