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Un coup d’œil sur le caractère et la manière de vivre du maître nous fera mieux comprendre ses aspirations et sa manière de travailler. Avant de recourir au volume de M. Lafenestre, qui nous offre sur ce point les informations les plus abondantes, essayons de montrer ce qu’était l’existence des artistes vénitiens, en quoi elle se distinguait de celle de leurs rivaux bolonais, florentins ou romains. Leur sérénité, leur dignité, contrastent avantageusement avec l’agitation, la médisance, la malignité de leurs émules de l’Italie centrale. C’étaient des galantuomini dans toute la force du terme. Assurément, en certaines compétitions, ils faisaient preuve de vivacité (rivalité entre Giorgione et le Titien, pendant qu’ils travaillaient aux fresques du Fondaco dei Tedeschi ; entre le Titien et Jean Bellin, au sujet d’une des charges du même Fondaco ; entre le Titien et le Pordenone, en 1527, etc.) ; mais jamais ils ne s’abaissèrent aux procédés déloyaux des Florentins.

Dans la vie privée, même tenue ; la biographie du Titien, non moins que celles de Paul Véronèse et du Tintoret, abonde en traits faits pour leur concilier toute notre estime. Véronèse était la simplicité même. Il se contentait de déployer le luxe dans ses compositions, dédaignant personnellement le faste et presque le confort : sobre et économe, il ne songeait qu’à laisser à ses enfans une grande fortune, sans chercher à en jouir par lui-même. Mais cet amour de l’argent était exempt de toute âpreté : il le prouva en mainte occasion. Après l’incendie de 1577, le Sénat ayant distribué la décoration des nouveaux locaux entre les principaux peintres de ; Venise, parmi lesquels Véronèse, celui-ci s’abstint, bien différent en cela de ses confrères, d’aller faire sa cour à ses commettans. L’un d’eux, le sénateur Contarino, l’ayant rencontré, le lui reprocha vivement. Véronèse lui répondit qu’il considérait comme un grand bonheur de servir son gouvernement toutes les fois qu’il en recevait l’invitation, mais qu’il n’avait pas pour habitude de rechercher de nouvelles commandes, étant suffisamment pourvu de travaux. Néanmoins, pour plaire à Contarino, il se présenta le lendemain devant le Sénat, qui le chargea de peindre l’ovale au-dessus du tribunal dans la grande salle, et deux des parois.

Chez le Tintoret, nous trouvons, à côté d’un talent supérieur, un caractère vif, vibrant, fougueux, un homme né pour la lutte, chez qui l’esprit et le tempérament, l’ambition et la dignité formaient une équation parfaite. Pierre l’Arétin, le maître chanteur par excellence, qui entendait régenter et rançonner les artistes aussi bien que les potentats, apprit ce qu’il en coûtait de