Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Avec ces pages prodigieuses, la peinture religieuse avait dit son dernier mot. Quel que soit l’intérêt des nombreuses autres compositions du maître, ce serait une profanation que de les-analyser à la suite de chefs-d’œuvre dont rien n’approche. Restons sur cette impression bienfaisante, et admirons la liberté du génie, ce privilège de conserver sa chaleur et son enthousiasme dans les époques de décadence : aucun artiste, à cet égard, n’a poussé la puissance d’abstraction plus loin que le Titien.


VII

Les portraits du Titien jouissent d’une réputation égale à celle de ses tableaux d’histoire. Il s’en faut de beaucoup cependant qu’ils offrent tous la même valeur : tantôt la caractéristique en est nette et libre, la facture large et souple ; tantôt ils ont quelque chose d’étriqué et de faux. Ce poète, ce dramaturge se trouvait évidemment moins à l’aise vis-à-vis d’un modèle déterminé que vis-à-vis de créations idéales.

L’examen de deux des portraits de Charles-Quint, celui de la Pinacothèque de Munich et celui du musée de Madrid, nous fait toucher au doigt les qualités comme les défauts du maître. Dans le premier, l’empereur, assis, offre une personnification brillante de l’habile diplomate mi-flamand, mi-espagnol, — mi-souverain, mi-marchand, avec sa figure hâve et sa lèvre allongée. Les détails du costume, de l’ameublement, le beau fragment d’architecture et le beau bout de paysage, complètent et encadrent à merveille la figure principale. Tout autre est le portrait équestre de Madrid, qui est une merveille, comme coloris. Le Titien n’avait évidemment jamais étudié l’anatomie du cheval ; son ignorance en cette matière a également nui au cavalier : on dirait don Quichotte sur Rossinante. En fait, essayer de représenter Charles-Quint en guerrier, la lance au poing, comme son rival François Ier, le vaillant vainqueur de Marignan et le vaillant vaincu de Pavie, c’était aller contre toutes les règles de la vraisemblance ; c’était tenter l’impossible. Il a fallu que le peintre vénitien déployât les ressources infinies de sa palette pour faire oublier cette erreur de conception.

C’est également parmi ces portraits faciles et brillans qu’il faut ranger, outre la Belle du Titien, dont nous avons déjà parlé, le François Ier du Louvre. Le rival de Charles-Quint est représenté à mi-corps, coiffé d’une toque noire bordée de plumes, le cou orné d’un médaillon à l’effigie de sainte Marguerite, la droite appuyée sur la garde de son épée. Ce portrait, d’une tournure superbe, est très vivant et très caractéristique, quoiqu’il n’ait pas