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la bouche aux lèvres épaisses et quelque peu proéminentes, est expressive, elle est typique. Même fermée, elle est éloquente : on y devine l’abondance et la puissance du verbe. La mode, comme on l’a dit, n’est pas, aux États-Généraux, de faire de longs discours, des discours préparés. On y cause plus qu’on n’y parle. Mais toute causerie du docteur Schaepman a la tenue et, ne durât-elle que cinq minutes, l’ampleur classique d’un discours. Et l’éloquence y est si bien présente, si complète, elle émane de toute sa personne avec une force si irrésistible, qu’elle s’impose à l’auditeur ; même quand il ne sait pas un mot de hollandais, il en sent passer le frisson. Ce frisson sacré, on le sent encore, même quand M. Schaepman se sert du français, qu’il écrit très correctement, mais dont il n’est, naturellement, pas aussi maître que de sa langue : deux autres orateurs seulement, parmi les plus célèbres, arrivent à des effets semblables : un Espagnol, M. Emilio Castelar, et un Suisse, Kaspar Decurtins ; mais M. Castelar est plus fleuri, M. Decurtins, plus abrupt : le plus Français, en français, de ces trois étrangers est certainement le docteur Schaepman.

M. Schaepman est plus et mieux que la bouche du parti catholique néerlandais, il en est la tête. Ce parti lui doit tout ; c’est lui qui l’a tiré de son néant, lui a donné des journaux, a amené à ces journaux des rédacteurs et des lecteurs. C’est pour le servir et le guider qu’il a pris comme armes une plume et comme devise : Credo, pugno. — Je crois, je combats. Mais peut-être a-t-il voulu conduire par des sentiers trop escarpés et bordés de nids d’aigles des gens sages, habitués aux routes carrossables. Peut-être en a-t-il légèrement scandalisé plusieurs, lorsqu’il a mis sa main dans la main du docteur Kuyper, autrement dit la main des catholiques dans celle des calvinistes ou anti-révolutionnaires. À la juger de haut (mais c’est ce que les partis ne savent pas faire) cette manœuvre audacieuse était pourtant une manœuvre nécessaire, du moment que l’on se proposait de chasser la gauche de ses positions. Elle a réussi, et c’était la seule qui pût réussir.

Si les élections de 1891 ont été moins bonnes pour la droite, c’est que la discorde s’est mise aussi au camp des anti-révolutionnaires, et qu’il est arrivé chez eux ce qui est arrivé chez les catholiques : ils ont rompu le faisceau, se sont partagés en deux groupes, les aristocrates et les démocrates. Les démocrates sont demeurés fidèles au docteur Kuyper, que quelques libéraux appellent par raillerie le pape des calvinistes. Et c’est vrai qu’il y a en M. Kuyper on ne sait quoi d’auguste et de pontifical. La première fois qu’il me reçut chez lui, à Amsterdam, dans son grand cabinet, dont le centre était marque par un pupitre d’église où