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entière une règle que la religion même se contente de conseiller à l’individu comme un moyen de perfection. Qu’un homme renonce à défendre son droit contre l’injustice, il exerce sa souveraineté sur ce qui lui appartient, et c’est pourquoi son indifférence peut être vertu. Que le génie de Tolstoï inspire en même temps à tous les hommes cet abandon généreux, le problème sera non seulement résolu mais supprimé, puisque chacun s’offrant au sacrifice, nul n’exigera rien de personne ; et ce serait une belle paix, à moins que, la nature humaine se survivant dans une forme imprévue d’égoïsme, on se battît alors pour se donner comme aujourd’hui pour se prendre. Mais ce que l’Evangile n’a pas obtenu, nulle philosophie n’a chance de l’obtenir ; et le monde continuera à mettre en présence des hommes résolus à maintenir leur droit et des hommes résolus à usurper sur lui. Abolir dans ce monde toute puissance coercitive, sous prétexte de consacrer la fraternité, est-ce mettre fin au règne de la force ? Non : en libérant de tout obstacle la violence, en déniant au droit le droit de se défendre, c’est détruire uniquement la force qui protégeait, la justice et rendre irrésistible la force de l’iniquité. Si cette impassible tolérance du mal est le bien de la société, elle est le devoir de chacun : nul ne doit donc porter secours à personne. Que devient alors la fraternité ? Elle impose de céder à qui prend sans titre, elle dispense d’aider qui défend son bien : les mauvais nous seraient-ils plus frères que les bons ? Et en même temps cette étrange logique demande à chaque homme de devenir victime de tous ; non seulement d’aimer son prochain comme soi-même, mais de préférer son ennemi à soi, et l’injustice d’autrui à son propre droit ; elle ordonne à la fois à la société un égoïsme passif, et une générosité surhumaine à l’individu. Comment de cette confusion sortirait-il un ordre meilleur, et par quel mystère la violence, n’étant plus contenue, serait-elle détruite ? Supposer qu’elle aura honte de ses succès est supposer qu’il y a en elle un esprit de justice : s’il n’existe pas aujourd’hui, naîtra-t-il quand le triomphe sans péril des méchans, et la patience sans bornes des bons, passés dans les mœurs, auront faussé la conscience générale, et que les spoliateurs seuls sembleront sûrs de leur droit ? Quand même presque tous seraient domptés par le miracle de la douceur, il suffit que quelques-uns demeurent rebelles pour rendre vains tous les sacrifices et tout l’espoir. Si la force est en soi illégitime, peu importe le nombre et la faiblesse de ceux qui violent l’ordre, et le monde reste à la merci d’un enfant vicieux, sans même que la servilité ait, comme à d’autres époques, pour excuse la peur. Quels principes pour l’honneur d’un principe ! A quelle