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barbarie peut conduire l’amour de l’humanité ! Quelle force ne faut-il pas à un grand esprit pour ne rien voir de l’évidence ! Et valait-il la peine de perdre tant de droiture, de charité, de courage et de génie, à légitimer dans un sophisme la plus égoïste, la plus anarchique, la plus immorale des lâchetés, la capitulation sans lutte du bien devant le mal !

C’est qu’il ne suffit pas de s’élever pour se rapprocher du vrai, on peut le dépasser par l’élan qu’on met à l’atteindre, et l’on sombre aussi dans les hauteurs. Tolstoï a oublié le mot de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête. » Faire des lois pour l’ange seul est livrer le monde à la domination de la bête. Précisément parce que nous sommes esprit et corps, la force est un élément nécessaire de l’ordre humain ; elle répond à l’un des élémens de notre double nature, et ce qu’il y a de matériel en elle convient à ce qu’il y a de matériel en nous. Ce n’est pas assez dire : sans cette force qui est matière, ce qu’il y a dans le monde de plus immatériel, le droit, périrait. La puissance physique dont chaque homme a sa part lui donne action sur les personnes et sur les choses. Si par ignorance, par passion, par perversité, par folie, il agit mal et pour le mal, comment arrêter ce mal contempteur de la force ? Vous ferez appel à la raison ? il ne comprend pas ; à la conscience ? elle est muette ; à la douceur ? il en profite ; à ses remords ? il pille ou tue en les attendant. Rien n’arrêtera cette puissance scélérate des muscles et des os, sinon une résistance d’os et de muscles. C’est pourquoi le premier effort de toutes les sociétés, quand elles sortent de la barbarie, est de constituer une force collective qui, au nom de tous, réprime les abus de la force individuelle, et cette institution est un triomphe de l’idée sur la matière. Mieux cette force est organisée contre les violens, soit du dedans, soit du dehors, moins elle a à sévir : la crainte qu’elle inspire suffit à maintenir dans l’ordre ceux qui seraient tentés de le troubler, et ainsi non seulement elle assure le droit, mais elle perpétue la paix. Et si, dans le monde actuel, la violence se révolte encore, cela prouve seulement que la force n’est pas encore parvenue à cette perfection nécessaire où l’injustice sera sûre de la défaite et du châtiment.

Il est superflu de s’étendre sur ce sujet. Les erreurs les plus nobles ne sont pas les plus contagieuses. Il n’est guère à craindre qu’un maître, en proposant aux hommes pour loi unique le sacrifice, prenne empire sur un grand nombre. Les plus pressés de voir l’avènement de sa réforme seront les cupides, les haineux et les violens à qui elle livrerait le monde. Il ajoutera peut-être une secte religieuse de plus à la multitude de celles qui existent, il ne