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race allemande sa logique socialiste ; ils sont de leur pays, et, par une habitude toute française, critiquent ce qu’ils ne songent pas à détruire. Sans contester la nécessité de l’armée, de jeunes écrivains, après leurs années ou leur année de service, se donnent, depuis quelque temps, pour tâche de raconter la vie qu’ils ont menée ; ils ont fondé la littérature de caserne.

Autrefois de telles études n’auraient trouvé ni écrivains ni lecteurs. Les classes lettrées échappaient à l’armée. Le bel ordre de ses revues durant la paix, le nom de ses victoires durant la guerre, suffisaient au patriotisme des Français : ils la contemplaient de loin et de masse comme un décor, sans curiosité des mécanismes qui la faisaient mouvoir et du métier auquel la plupart restaient, de la naissance à la mort, étrangers. Seuls les soldats auraient trouvé quelque intérêt à l’étude de leur existence, mais les soldats ne lisaient guère. Cette littérature est née du service obligatoire. Les lois nouvelles ont créé à la fois le public et les écrivains. Comme chacun passe par l’armée et lui appartient vingt-cinq ans, chacun reste curieux de la vie qu’il a menée, de celle qui l’attend encore. De jeunes débutans ont compris qu’ils trouvaient là tout à souhait, et le « document humain » dont le talent a besoin pour prendre à la vérité ses attitudes et sa couleur ; et le sujet populaire qui transforme le talent en succès ; et le moyen de tirer de leur propre vie leur premier roman. Ils sont donc entrés dans l’armée comme les peintres en loge. Le hasard de leur numéro et de leur taille leur fournit le modèle : fantassins, artilleurs, cavaliers, ils décrivent la partie du monde militaire qu’ils ont sous les yeux, au sujet de tous les faits tiennent registre de toutes leurs impressions, et voilà la matière d’un livre !

Par cela même qu’ils sont Français et jeunes, ils ont deux raisons pour une de juger hardiment les institutions, les hommes, d’être sévères à tout, excepté à eux-mêmes. Il était donc naturel que dans leurs récits la critique eût sa place. Mais puisque de jeunes Catons, en traversant notre armée, avaient senti s’éveiller en eux des Ames de censeurs, on aurait attendu d’eux une critique parfois excessive, mais du moins fortifiante, et digne de soldats. Il eût été logique, s’agissant de l’armée, qu’ils s’inquiétassent de l’intérêt national ; c’eût été leur rôle de comparer les hommes qu’ils ont eus pour compagnons et qu’ils sont eux-mêmes, à ces anciennes troupes dont quelques représentans vivent encore et dont l’histoire ne mourra pas ; tout en constatant les qualités et les ressources qu’offrent les nouvelles, de chercher si l’animal de guerre façonné par l’ancienne méthode n’était pas supérieur pour son terrible emploi. Il eût été digne de penseurs et de Français d’examiner