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peu lâche à l’excès de vie qui emporte parfois la jeunesse. Mais il ne faut pas oublier que l’ivrognerie et la débauche sont une menace pour la santé même du corps. Si cette licence était plus inévitable et moins funeste dans une armée de vieux soldats, en partie voués au célibat, et dont l’influence corruptrice ne dépassait guère les limites de la garnison, elle a aujourd’hui à la fois moins d’excuses, parce que le soldat passe un temps court sous les drapeaux, et plus de dangers parce que la destinée de ce soldat temporaire est le mariage, son devoir social la famille, que les dépravations apprises durant le service le retiennent dans le célibat et font de lui le propagateur d’une mauvaise science jusqu’au fond des villages, ou l’exposent, s’il fonde une famille, à transmettre à ses enfans une vie corrompue dans sa source.

Comment le service a-t-il une action délétère sur les habitudes des hommes ? Tout le jour, sous l’œil de leurs chefs, ils vivent préservés par les exemples, les conseils et l’activité saine de leur vie. Mais le soir vient, avec lui la liberté : après le repas de cinq heures et jusqu’au coucher, les portes des casernes et des quartiers sont ouvertes. Le conscrit d’ordinaire ne songerait pas à sortir, il ne désire que se reposer, libre de lire, d’écrire aux siens, de causer, de jouer avec ses camarades, car la vie commune prolonge l’enfance. Encore faut-il, pour satisfaire ces désirs, si simples soient-ils, quelques livres, quelques jeux, quelques tables, un lieu éclairé la nuit et chaud en hiver. Où est-il dans la caserne ? Le seul où le conscrit ait place, sa chambre, est mal éclairé, sans feu, il est impossible d’y lire, les conversations mêmes y meurent dans l’ombre et le froid qui en chassent les hommes. Où iront-ils ? Hors du bâtiment noir, vers la lumière et la chaleur que leur propre demeure ne leur donne pas. Les voilà dans la ville, et où dans la ville ? Les débits de vins et les cafés recueillent ceux que la caserne n’a pas su retenir. Ils y entrent, attirés non par la soif, mais par le besoin de se trouver à couvert, de s’asseoir. Mais il leur faut payer cette hospitalité, ils boivent donc, tout d’abord avec regret à cause de la dépense, puis avec plaisir. Le lendemain, ramenant avec la nuit le même vide dans la caserne, chasse de nouveau les hommes vers ce plaisir qui devient habitude. Puis le vin délie les langues, échauffe le sang, ils se laissent conduire dans d’autres maisons chaudes et closes, les seules où, par une ironie étrange, ils retrouvent le sentiment du chez-soi, et comme une impression du foyer. Bientôt ils y retournent d’eux-mêmes, ils y apprennent la science de la débauche, en attendant que quelques-uns d’entre eux deviennent possédés par elle.

Si les soldats trouvaient dans la caserne les distractions