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ne trouve celles-ci ni dupes ni indifférentes : rien autant ne les humilie, ne les irrite, ne les dispose aux représailles, ne les induit en tentation de détruire ces privilèges d’éducation et de fortune qui retombent sur elles en dédains. Elles ont aussi leur supériorité, le nombre : il les fait maîtresses de maintenir ou de changer ce qu’elles veulent, et le monde n’est stable que par leur consentement.

Il y a une seule institution qui donne à l’élite une vue toute différente de son importance, lui fait toucher ses limites : c’est l’armée. Là, toute l’habileté de ceux qui savent, commandent et ordonnent serait vaine, si la masse n’apportait, avec sa force matérielle, sa vigueur morale ; là l’intelligence serait stérile sans le dévoûment et le courage de tous ; là les possesseurs des avantages sociaux sont forcés de reconnaître quelle petite place ils tiennent, quel petit rôle ils jouent dans la force qui défend les États, et le regard découvre dans la société, comme il l’a déjà trouvée dans la nature, la puissance des infiniment petits. Constater cette primauté de ceux qui n’ont ni savoir, ni fortune, ni éducation sur le sort de la société la plus délicate et la plus policée, c’est apprendre à les estimer, à les respecter. Les plus obligés à la gratitude sont ceux qui ont le plus d’intérêts à protéger et contribuent pour la plus faible part à l’effort général. Alors, dût la délicatesse de l’odorat ou de l’oreille être offensée par un contact trop proche avec les vertus populaires, les privilégiés apprennent que la vie commune pour le devoir commun avec les humbles n’est pas humiliante, mais naturelle, saine, honorable. L’armée est le rendez-vous où les classes peuvent apprendre à se connaître, à s’aimer ; elle est mieux que l’école de la guerre, elle estime grande école de paix. Voilà ce que les jeunes littérateurs n’ont pas compris. Ils n’ont pas acquis le sens de l’égalité démocratique, dans la condition même où cette égalité est la plus naturelle et la plus efficace. C’est de cela qu’ils sont inexcusables. Ils sont contre la logique de leur temps.

C’est bien de leur temps au contraire qu’ils ont appris leur rébellion intellectuelle contre l’obéissance. Plus d’un siècle de mêlées entre des partis inconciliables et tour à tour vainqueurs, a accoutumé à tout contester ; tous pour se rendre maîtres du pouvoir ont partout fait brèche au respect. Quelle forme de l’autorité, quel corps, quelle fonction, si humble et si auguste fût-elle, a échappé à cette entreprise d’avilissement que les factions ont menée les unes contre les autres ? Les forces de la société sont comme les portiques de cathédrales où toutes les statues, frappées par les iconoclastes, ne montrent plus que des faces mutilées. La souveraineté du