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peu disposés à se baisser devant rien. L’armée seule exerce toujours, et plus puissant, son empire.

Quelle que soit leur croyance, quelle qu’ait été leur éducation, elle saisit tous les Français aux dernières heures de la jeunesse où l’homme soit malléable encore, à la veille du jour où, pourvu de l’autorité politique, il va accroître par sa volonté le bien ou le mal de la pairie. Moment unique, unique centre où s’assemblent, venus de toutes parts, ceux qu’a séparés dès l’enfance l’inégalité des conditions ; d’où ils se disperseront tout à l’heure sur les routes divergentes de la vie. Communauté fugitive et suprême où ils doivent abandonner, avec les vêtemens apportés du dehors, leurs préjugés, leurs inimitiés, leur égoïsme, revêtir des sentimens nouveaux et semblables, s’accoutumer aux sacrifices que l’intérêt de tous demande à l’indépendance de chacun, et dans l’élan généreux de leur âge et de leur cœur se tendre leurs mains qui, si elles ne se serrent pas alors, ne se rencontreront plus jamais.

Quiconque exerce dans l’armée un commandement et ne songe pas à ces conséquences n’a pas élevé son regard jusqu’aux sommets de sa mission. Mais elle impose des devoirs à la mesure de sa grandeur. C’est par la supériorité continue, éclatante de l’homme tout entier que le chef peut gagner le cœur, et dominer l’intelligence des autres ; par ses vertus qu’il peut semer des vertus dans la nation. Il n’y a pas une de ses qualités, il n’y a pas une de ses faiblesses qui ne fortifie ou qui n’affaiblisse la patrie et la société. Que nos officiers ne l’oublient pas, si, las de l’effort, ils se sentaient parfois gagnés par le mal des hauteurs. Et, si loin de ces hauteurs que soient les détracteurs de l’armée, eux-mêmes ont leur rôle dans l’œuvre. Leurs déclamations, leurs injures, révèlent parfois, à défaut de griefs sérieux, des imperfections de détail ; à défaut de faits, des apparences ; tout au moins un état dame chez ceux qui haïssent et se trompent. Les chefs apprennent ainsi à porter leur zèle même sur ces détails, à réformer jusqu’à ces apparences, quels préjugés ils ont à détruire, et par où gagner les plus rebelles de ceux qu’il leur reste à conquérir. Ainsi la calomnie même est utile. Le fumier ne déshonore pas la terre, il la fertilise, et la place où il a été le plus répandu porte la plus féconde moisson.


Étienne Lamy.