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sensibles. Point belle, plutôt laide même, mais faite à miracle, elle se transfigurait à la scène, inspirant alors des passions qu’elle n’était que trop capable de ressentir. Elle eut une liaison assez longue avec un homme du monde, dilettante aimable, fort épris d’art et de théâtre, et l’aima d’une façon si tyrannique qu’il finit par se lasser de cet esclavage, feignit une absence, et ne répondit plus à ses récriminations. Un jour, elle vient frapper à sa porte, et, après une vive explication, tandis qu’il va chercher ses lettres, elle se frappe de trois coups de poignard ; M. Allard la soigna, et elle finit par guérir, mais cette preuve de tendresse, loin de toucher l’amant, lui avait inspiré une véritable aversion. Elle reparut dans le rôle de Saléma, et commit la maladresse d’adresser au public ces vers :


Ainsi donc mes funestes amours
Ont de la renommée occupé les discours !


On accueillit froidement l’allusion. Destinée aux grandes infortunes, Mlle Desgarcins, qui avait demandé un congé pour cause de santé, fut visitée à la campagne par des brigands qui l’enfermèrent avec ses femmes dans une cave, tandis qu’ils dévalisaient l’appartement. La commotion d’une telle épreuve, la crainte qu’on n’égorgeât sa fille devant elle, achevèrent de déranger sa tête : elle voyait sans cesse les brigands, se jetait à leurs pieds, les implorait ; enfin elle sombra dans les abîmes de la folie, et mourut en 1797.

Mlle Lange avait abandonné aussi le vieux théâtre du faubourg Saint-Germain, mais elle ne tarda pas à se repentir de son infidélité, et, à partir de 1792, suivit la fortune de Fleury, Dazincourt, Contat. Elle joue avec succès les jeunes amoureuses et sur la scène et dans la vie privée ; tête charmante, grands yeux bruns, nez du modelé le plus pur, bouche humide qui appelle le baiser, dents admirables, cheveux châtains très longs, teint éclatant, pieds et mains d’une proportion exquise, taille gracieuse, un peu petite, tout d’elle plaît et captive, — et cette figure de vierge, la douceur de cette voix aussi suave que celle de la Gaussin, une intelligence déliée qui savait admirer l’esprit, un caractère doux, un peu moqueur, mais sans amertume, complétaient l’enchantement. « Dis, Lange, qu’as-tu fait de tes ailes ? » demandait plaisamment Demoustier. Arrêtée en 1793 avec les principaux artistes du théâtre de la Nation, elle obtint par le crédit de quelques amis la faveur de faire sa prison dans la maison de santé de Belhomme où elle vivait avec la meilleure compagnie, recevant toute la journée et donnant à dîner. Au moment de son arrestation, elle avait