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Legendre, membre du Comité général, de Legendre converti à la pitié, au remords ; véritable monomane du dévouement, il court les maisons d’arrêt, signale les infortunes imméritées, obtient de son patron que les portes des prisons s’ouvrent pour des milliers de malheureux. Il reparaît au théâtre Mareux où on l’acclame, est arrêté après le 13 vendémiaire, figure un instant dans la troupe de l’Odéon, puis en 1802 on expose son portrait au Salon du Louvre, et le 15 avril 1803, les comédiens français donnent au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à son bénéfice, une représentation qui produit la somme de 14 000 francs. On jouait Hamlet et les Deux Pages. Mme Bonaparte, une des sauvées de Labussière, envoya 100 pistoles pour sa loge. Ducis renonça à ses droits d’auteur et refusa même un billet d’entrée gratuite, Cottreau et Thierry[1], fermiers de la taxe des indigens, abandonnèrent leur dixième et écrivirent : « Nous voyons avec plaisir que MM. Les acteurs acquittent la dette de reconnaissance que la plupart d’entre eux vous doivent pour les avoir compris dans le grand nombre de personnes que vous avez soustraites à la hache révolutionnaire. » Puis l’oubli, la malveillance, peut-être aussi cette excentricité indomptable qui empêche de tels hommes de se plier au joug, car autant ils se montrent sublimes dans la tempête, autant ils s’accommodent mal d’ordre, de discipline, de hiérarchie, et découragent parfois la reconnaissance. Incapable d’économie, Labussière eut bientôt dissipé ses 14 000 francs, et, malgré quelques secours secrets que lui fit passer l’impératrice Joséphine, il tomba dans la misère, finit par mourir fou, dans une maison de santé.

Onze cent cinquante trois personnes arrachées au tribunal révolutionnaire avant le 9 thermidor, plus de 9 000 mises en liberté après la chute de Robespierre, telle serait l’œuvre de cet homme singulier. Pour l’honneur de l’humanité, et aussi par respect pour la vérité, il faut admettre que ces chiffres sont infiniment exagérés. Au bureau des détenus. Labussière opère sous

  1. Dans sa lettre de remerciement, Labussière proclama la complicité tacite des employés de sa division : « Ils fermaient officieusement les yeux sur mes larcins, et s’associaient par leur silence à la gloire et au danger de mes entreprises… Mon extérieur négligé et mon ton de franchise et de plaisanterie me donnaient à leurs yeux (des Jacobins) un air de simplicité qui me rendait sans importance. Je parvins à sauver successivement… 1 153 prisonniers, la plupart très connus ; j’en remis la liste après le 9 thermidor à Legendre, qui me prit pour son secrétaire… J’ai eu la satisfaction de voir à l’assemblée du théâtre de la Porte-Saint-Martin une partie de ceux à qui j’ai eu le bonheur d’être utile. » Onze cent cinquante-trois personnes, c’est trop sans doute, beaucoup trop ; ce qui est certain, c’est que M. Fabien Pillet, chef de service de Labussière, affirme la soustraction des dossiers, c’est que M. Victorien Sardou a souvent causé avec son fils, et ce dernier avait cent fois entendu son père évaluer à deux cent cinquante environ le chiffre des détenus sauvés de cette manière si romanesque.