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Ainsi qu’un philtre bleu du fond d’un vase noir !
Déjà la courtisane à la chair triomphale
A surpris le frisson de l’enfant vierge et beau.
Avec un long regard, la magicienne pâle
Jette au front d’Anunnda la rose de Bengale
Dont la feuille a gardé la tiédeur de sa peau.

Mais le Maître, qui tient les palmes
D’amour que rien ne peut flétrir,
Fixe de ses prunelles calmes
Son jeune ami prêt à faillir.
Par une vision soudaine
Il lui montre, — troupe lointaine
Qu’un baiser terrible aveugla, —
Les victimes de Raoula ;
Il lui fait voir ces pauvres âmes,
Ces corps toujours vêtus de flammes
Que tissent leurs désirs flagrans ;
Et lorsque dans d’affreux supplices
Leurs mains arrachent ces cilices,
Ils renaissent plus dévorans.

Le disciple les voit se ruant aux chimères,
Chassant de vie en vie un rêve de plaisir,
Et de leurs doigts crispés étreignant des vipères
Qui leur mangent le cœur d’un sauvage désir.
Pris de pitié, l’enfant aux yeux pleins de tendresse
Dit à la courtisane en étendant le bras :
« — Je te plains, Raoula, cruelle enchanteresse !
Des flammes, des serpens naissent de ta caresse ;
Ce que tu fais souffrir, ah ! tu le souffriras ! »

Mais, comme un boa qui se dresse
Sous l’aiguillon de son dompteur,
Raoula, la sombre prêtresse,
Lève son front fascinateur :
« — Sois maudit, Anannda, mon rêve !
Il est trop tard pour m’oublier !…
De loin je saurai te lier ;
Aux gouffres comme aux altitudes,
Dans l’horreur de tes solitudes
C’est moi, c’est moi que tu verras.
Dans mes amours, dans mon délire,