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« Voilà la belle tentatrice
Qui jadis nous glaçait d’effroi,
Sans pieds, sans mains, — et c’est justice !
Elle a séduit le fils du roi !
Et maintenant — qu’on la couronne ! »
Ainsi parlait une matrone.
Et hors la ville le bourreau
Sur un sordide tombereau
Traîna la pâle mutilée.
Là, de boue et de sang souillée,
Loin des brahmanes et des saints,
On la jeta sur une pierre,
— Vivante encore, — au cimetière,
Des parias, des assassins.

Et le peuple insultait cette larve sinistre
Qui se tordait parmi de hideux ossemens,
Et féroce il chantait en agitant le sistre :
« Où sont-ils ses parfums, ses fards et ses amans ? »
Mais Anannda, bravant la honte et l’anathème,
Toucha la courtisane et la prit dans ses bras.
Sa bouche vierge se posa sur ce front blême ;
Dans un divin transport, il s’écria : « Je t’aime
D’un amour éternel… et par lui tu vivras ! »

Et soutenant l’Agonisante
Entre ses bras, — il lui parla
De sa voix tendre et caressante :
« Ah ! tu disais bien, Raoula,
Dans ton orgueil et ton ivresse,
Qu’à toi je penserais sans cesse.
Quand tu fus riche en volupté,
J’ai fui ton charme redouté ;
Mais pauvre, mutilée, infâme,
Je t’aime !… L’amour de mon âme
N’est pas l’amour que tu rêvas.
Il est sans peur, il est immense.
Il souffre toute la souffrance
Pour t’ouvrir le ciel des Dévas !… »

Comme l’azur profond qu’un grand astre illumine.
L’œil d’Anannda plongeait dans l’œil fixe et hagard
De la mourante ; et, douce, une larme divine