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l’omnipotence du savoir, barre-t-il à jamais la route aux découvertes indéfinies de l’intelligence ?

Je vois bien ici la difficulté de concilier deux méthodes ; je n’aperçois pas une de ces démonstrations expérimentales, irréfragables, qui disent à l’homme de science fourvoyé dans une direction absurde : Tu n’iras pas plus loin. De ce qu’une combinaison d’idées n’aurait pas encore réussi, s’ensuit-il qu’elle ne réussira jamais ? Le classement des notions religieuses et scientifiques est-il donc si définitif qu’il faille écarter a priori tout espoir de coordination entre elles, fermer arbitrairement l’horizon de la pensée humaine ? Aucun positiviste prudent ne voudrait engager si étroitement l’avenir ; et je m’étonne que la sagesse de Taine ne lui ait pas suggéré, alors qu’il exposait son point de vue sur l’incompatibilité actuelle des deux « tableaux », quelques réserves sur les chances de pénétration mutuelle que d’autres manières de voir pourront amener.

Revenons à la politique ecclésiastique du premier Empire, qui est proprement le sujet de l’historien. Il suit son idée favorite ; il est surtout frappé, quand il examine le Concordat et les actes ultérieurs, de la saisie d’un nouvel instrument de règne par la main avide de Napoléon. C’est très vrai : pourtant, sur ce point comme sur tant d’autres, nous sentons un manque d’équilibre dans un reproche justifié, parce que la contre-partie n’est pas suffisamment développée. Taine n’insiste pas assez, à notre gré, sur le bon sens et le courage de l’auteur du Concordat. Bonaparte aperçoit, dans les ruines où il travaille, une plante languissante et mutilée ; tous ceux qui l’entourent lui conseillent d’arracher ce parasite ; son génie juge autrement : il devine la force et l’efficacité sociale de la religion, il lui fait une large place dans ses plantations. Le désir de s’en approprier les fruits naît aussitôt, je le veux bien ; mais la première impulsion qui décida le politique fut un sentiment clairvoyant du juste et de l’utile. Ce grand joueur n’a pas risqué de partie plus dangereuse, tous les témoins en tombent d’accord avec Chaptal : « L’opération la plus hardie qu’ait faite Bonaparte a été le rétablissement du culte sur ses anciennes bases… Outre le principe de religion, il y avait encore un principe de politique qui déterminait sa résolution, et, quoique cet acte n’eut l’approbation d’aucune des personnes qui l’entouraient, il l’exécuta[1]. »

Observons à ce propos combien il est heureux que le Consul s’y soit résolu dès le début. En 1804, il accomplit son dessein

  1. Souvenirs du comte Chaptal, p. 236-237.