Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lier les mains ; car, si par mégarde il levait le doigt, le travail manuel répugnerait à tous ceux qui le font aujourd’hui, et, au bout d’un an ou deux, deviendrait presque impossible en France[1]. » — Et à propos de la gratuité : « Instruction gratuite, le mot sonnait bien, et semblait indiquer un cadeau véritable, une libéralité du grand personnage vague qu’on appelle l’Etat, et que le public ordinaire entrevoit toujours à l’horizon lointain comme un supérieur indépendant, par suite comme un bienfaiteur possible. En réalité, c’est avec notre argent qu’il fait ses cadeaux, et sa générosité est le beau nom dont il décore ici son exaction fiscale, une nouvelle contrainte ajoutée à tant d’autres et dont nous souffrons. » — Taine est encore plus catégorique sur la laïcité telle qu’on l’entend chez nous, sur la double obligation imposée aux communes et aux pères de famille, « qui paieront deux fois, d’abord pour l’instruction primaire qu’ils repoussent, ensuite pour l’instruction primaire qu’ils agréent, » afin que « la Raison laïque, qui siège à Paris, parle jusque dans les moindres et plus lointains villages ; la Raison telle que nos gouvernans la définissent, avec le tour, les limitations et les préjugés dont ils ont besoin, petite-fille myope et demi-domestiquée de l’autre, la formidable aveugle, l’aïeule brutale et forcenée qui, en 1793 et 1794, trôna sous le même nom à la même place. »

Ainsi parle ce libre philosophe, sur le seul sujet où il soit interdit aujourd’hui d’avoir une opinion indépendante, sous peine d’être livré au bras séculier comme réactionnaire, clérical, ennemi des lumières et de la patrie républicaine. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux, les gens qui n’ont droit à aucune de ces épithètes, et qui, mus seulement par une anxiété patriotique, soumettent aux personnes de bonne foi, en demandant qu’on leur réponde, les raisonnemens suivans sur l’universalité, la gratuité, la laïcité de l’instruction.

Le sophisme de l’égalité dans l’instruction est aussi chimérique que le sophisme de l’égalité dans la richesse. Notre plus ardent désir serait de procurer à tous nos concitoyens le plus large savoir possible ; mais ce désir n’est réalisable que si vous nous enseignez un moyen de remplacer l’esclave antique. Nous ne concevons un peuple de bacheliers qu’avec l’esclave au-dessous. Quel homme voudra continuer le travail man ici quand on l’aura sacré candidat au travail du cerveau ? et comment fournira-t-on du travail rémunéré à tous les cerveaux ? La diffusion indéfinie de l’instruction secondaire fait trop de malheureux. Devant les

  1. Le Régime moderne, t. II. p. 285 et suivantes.