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Thor et Tyr, étaient des divinités guerroyantes et terribles, et qu’en ce qui concerne le métier des armes, leur vocabulaire était si riche, si expressif, que les autres peuples lui ont fait plus d’un emprunt. Le mot werra, d’où vient notre mot guerre, et qui signifiait « trouble, confusion », a passé dans toutes les langues romanes. Les Allemands l’ont remplacé plus tard par le mot krieg, dérivé d’un verbe qui signifiait proprement : prendre de force, acquérir par la violence. La guerre était pour eux un moyen de s’enrichir, mais ils la tenaient aussi pour un jugement de Dieu, ainsi que l’indique le mot urlag. Il s’ensuit, la langue en fait foi, qu’ils la considéraient comme une bonne affaire, comme une opération commerciale qu’on ne saurait mener à bonne fin qu’à la condition d’être en de bons termes avec les dieux.

M. Jähns nous l’assure, ce peuple commerçant avait lame trop religieuse pour avoir le goût des guerres injustes et illégitimes, et ses souverains, soit qu’ils conquissent la Silésie ou qu’ils partageassent la Pologne, n’ont fait « qu’exercer un droit et accomplir un devoir ». A la vérité, ils ont eu quelquefois l’air d’attaquer : ne vous laissez pas prendre aux apparences, ils ne faisaient que se défendre ; car il faut ranger parmi les guerres défensives, c’est M. Jähns qui nous l’apprend, « les guerres de précaution », qui consistent à prévenir un ennemi dont on n’a pas à se plaindre, mais auquel on prête l’intention de vous nuire. M. Jähns déclare expressément que, si en 1875 les sages conseils de M. de Moltke avaient été suivis, et si l’Allemagne, sans aucun prétexte avouable, avait profité de notre impuissance pour en finir avec nous, l’Allemagne n’eût fait une fois encore que pourvoir à sa défense. Comme on le voit, il est pour certaines races privilégiées des principes de conduite qui ne sont pas faits pour les autres peuples. Etes-vous Allemand, vous pouvez tout vous permettre en sûreté de conscience ; êtes-vous Russe ou Français, vous ne sauriez avoir trop de scrupules, ou M. Jähns vous traitera de brigand. Avais-je raison d’admirer son audacieuse candeur ?

Laissons là les vaines distinctions ; renonçons à déterminer les signes auxquels on reconnaît les guerres justes et les guerres injustes. N’interrogeons à ce sujet ni les soldats, ni les diplomates, ni les chauvins ; leur jugement peut sembler suspect. La vérité est qu’il y a des guerres heureuses et des guerres malheureuses, et que c’est l’événement qui décide de la justice d’une cause. Comme les absens, les vaincus ont toujours tort ; on découvre après coup d’excellentes raisons pour démontrer qu’ils ont mérité leur malheur. Si la France avait été victorieuse en 1870, personne n’eût songé à nous considérer comme les agresseurs, et M. de Bismarck n’aurait eu garde de révéler au monde les manœuvres subreptices par lesquelles il avait, comme il s’en vante, rendu la guerre inévitable. Un philosophe du XVIIIe siècle déclarait que dans toutes les entreprises à main armée, il ne s’agit que