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un homme, dans un nom ; ils devaient personnifier l’argent dans le juif. Peu leur importe que la majorité des fils de Jacob soit pauvre ; ils ne veulent voir en Israël que les rois de la finance ; et poussés, à leur insu, par des réminiscences lointaines et par une aversion héréditaire, ils incarnent dans le juif la tyrannie de l’argent. La finance, c’est vague ; le capital, c’est abstrait ; — le juif, cela semble précis, cela donne un corps aux haines et une cible aux traits. Aux yeux des foules, le juif, c’est la spéculation, c’est le million fait homme.

Autre raison de cette identification du juif et de l’argent. Les juifs, par le fait de leur religion et de leur isolement séculaire, forment, parmi les nations, comme une sorte de classe, de caste à part, contre laquelle il est d’autant plus aisé d’ameuter les antipathies populaires que l’on peut les représenter comme des étrangers, des intrus d’un autre sang, n’ayant d’autre patrie que la Bourse et d’autres dieux que l’or[1]. A la démocratie, naturellement jalouse de toute supériorité, il est facile de dénoncer Israël comme le noyau d’une nouvelle aristocratie, l’embryon de la vile noblesse d’argent qui va conquérant le monde à coups de millions. On voit en lui (bien à tort souvent) le nerf de cette antipathique « féodalité financière » qui règne par le droit de l’or. Les rois, en temps de révolution, sont victimes de leur royauté ; et, pour la foule des petites gens, les juifs sont les rois de l’argent. Elle s’imagine qu’en les détrônant, comme nous avons fait de nos rois, elle s’affranchirait de la souveraineté de l’argent.

Erreur éternelle du vulgaire qui, pour conquérir la liberté, croit qu’il n’y a qu’à tuer César. Les dynasties de banquiers juifs viendraient à périr sur l’échafaud ou dans l’exil, comme les Stuarts et les Bourbons, que l’argent n’en continuerait pas moins à régner sur nous. Comme après bien des révolutions, il n’y aurait qu’un changement de personnes ou des mutations de familles. Le sceptre de la Bourse passerait à d’autres, à des protestans, à des Anglo-Saxons, à des Levantins, peu importe ; pour être en des mains chrétiennes, peut-être n’en serait-il pas plus léger. La domination de l’argent, Israël en a profité plutôt qu’il ne l’a établie ; ce n’est pas une royauté qu’il ait été seul à fonder, qu’il soit seul à faire durer. Nous avons dit ses origines ; elle est sortie spontanément de notre évolution démocratique et de notre civilisation industrielle. Pour y mettre fin, il faut bien autre chose que la chute du juif. Il est très vrai que l’ascendant des juifs

  1. Voyez Israël parmi les Nations ; Calmann Lévy, 1893, ch. XII.