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d’elle-même, s’éveille à la vie nationale. — Michelet la ressuscite au contraire, ou du moins la galvanise. Il lui communique l’étincelle de son imagination brûlante. La vieille France se dresse devant nous, fait quelques pas, puis retombe dans sa léthargie. On dirait que le prestige de l’enchanteur s’évanouit avec les premiers rayons du soleil, c’est-à-dire avec le progrès de la raison d’Etat. Son XVIe siècle est faible, son XVIIe siècle n’existe pas. Chose étrange, ce prodigieux visionnaire cesse de voir en même temps que le doctrinaire cesse de professer, c’est-à-dire à la fin du moyen âge. Tous deux, en effet, ne s’intéressent qu’aux grandes transformations sociales : l’œuvre politique de l’ancienne monarchie les touche peu. Seulement, tandis que Guizot démontre, Michelet prophétise, après coup : naturellement, c’est la meilleure manière. Il traite l’ancien régime à peu près comme les apologistes chrétiens traitaient l’Ancien Testament : il voit partout l’annonce des temps nouveaux, la marche de l’humanité souffrante vers la lumière.

L’école de l’érudition pure, qui domine depuis une trentaine d’années, a du moins le mérite de n’être pas systématique. Elle laboure patiemment le champ de l’histoire nationale, sans aucune préoccupation de polémique. Seulement le terrain lui a paru si vaste, qu’elle l’a partagé en une infinité de petits domaines. Il y a même, entre les savans, une émulation de modestie. L’un dit : j’apporte ma pierre à l’édifice. — Moi, dit le second, je fournis seulement le bloc dans lequel on taillera la pierre. — Et moi, dit un troisième, je suis le maçon qui gâche le ciment. — Il paraît qu’il s’est trouvé quelqu’un pour renchérir, et pour apporter le grain de sable avec lequel on pétrira le ciment… — En attendant, le gros œuvre n’avance pas. Sans doute, il faut louer la prudence de ces chercheurs qui remettent aux siècles futurs le soin d’avoir une opinion. La science peut attendre, elle est éternelle ; mais la vie est courte, et nous, qui passons, nous sommes forcés de conclure tant bien que mal.

Cela est d’autant plus nécessaire qu’il n’est plus permis aujourd’hui d’ignorer l’ancien régime. On s’était figuré longtemps que, la Révolution ouvrant une ère nouvelle, la connaissance d’un passé plus lointain était une sorte de luxe, le complément d’une forte éducation, mais qu’elle n’était pas absolument indispensable à la vie pratique. Les vrais croyans apprenaient par cœur la déclaration des Droits, les politiques lisaient le Consulat et l’Empire, et le plus grand nombre ne lisait que les journaux. Mais toute une famille d’écrivains sagaces est venue déranger cette belle quiétude en rétablissant la continuité de l’ancien régime et du nouveau. Ils nous ont fait voir que, si la Révolution a rompu le