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discipline ? En vérité, ces idées génératrices sont trop simples. Elles suffisent peut-être pour juger l’apparence extérieure d’une civilisation, pour faire un tableau de la littérature, ou des arts, mais non pour embrasser la vie d’un grand peuple. À force de nous répéter que l’histoire des mœurs est plus intéressante que celle des batailles, on est tombé dans un autre excès, qui consiste à passer sous silence le maniement de la chose publique. Sans doute toutes ces histoires secondaires sont excellentes et fort utiles : mais elles ne sont après tout que les sœurs cadettes et les servantes de l’histoire sans épithète, dont la fonction propre est d’enregistrer les actes publics des nations. Qu’on donne à l’histoire plus de rigueur ; qu’au lieu de raconter des événemens singuliers, on s’attache à classer des faits réguliers[1], soit : encore faut-il reconnaître que, parmi ces faits, les plus importans sont ceux qui concernent, non les individus, mais la communauté tout entière. Science, si l’on veut : mais, avant tout, science de la formation, de la croissance et de la dissolution des États. Psychologie, j’en conviens : mais psychologie des peuples, non de Messieurs tel et tel. Autrement, si l’étude des faits sociaux n’est qu’un « utile déblayage » pour retrouver l’individu[2], on retombe dans le défaut qu’on voulait éviter, c’est-à-dire dans l’histoire romanesque, puisque le roman n’est que l’histoire de l’âme individuelle ; et les vrais historiens ne s’appellent pas Thiers, Guizot, Mignet, mais Stendhal ou Balzac, que Taine, trop modestement, suivant moi, nommait ses maîtres.


II

M. Hanotaux est, au suprême degré, un historien politique : mais ce politique amis à profit les leçons des Taine, des Michelet, des Renan. Son [ouvrage est un remarquable essai de conciliation entre les différentes écoles. Est-il possible d’introduire dans l’histoire le mouvement, le pittoresque et même le détail individuel, tout en gardant le sens des intérêts publics ? Peut-on noter l’influence du moment, du milieu, de la race, sans sacrifier la liberté humaine ? Faire au destin sa part, tout en laissant à l’homme celle qui lui revient dans la conduite des événemens ? Bref, peut-on être à la fois érudit, peintre, philosophe et homme de gouvernement ? Lisez M. Hanotaux : il vous répondra.

Tout d’abord, sa personnalité s’affirme par une certaine liberté mâle, un ton de bonne humeur assez rare aujourd’hui, et qui sent plutôt son XVIe siècle. « En ce genre d’étude des histoires,

  1. J. Bourdeau, la Philosophie de Taine, Journal des Débats du 22 février 1894.
  2. Ibid.