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réussit à s’imposer rapidement au public : et la glorification de M. Hauptmann devint un des articles du programme de la jeune école.

Il faut dire que sa première pièce semblait de taille à justifier, sinon l’enthousiasme excessif qu’elle inspirait, du moins les espérances qu’elle avait fait naître. Avant l’aurore, en effet, est une œuvre d’un grand intérêt dramatique, qui a le mérite d’entrer au vif des questions les plus menaçantes de l’heure actuelle.

L’action, très rapide, conduite avec une énergie et une précision assez rare dans le théâtre allemand, se passe dans une famille de paysans, qu’a subitement enrichis la découverte de bassins houillers. Une affreuse famille : l’homme, Krause, est un abominable ivrogne, qui ne quitte pas le cabaret ; pendant qu’il boit à l’auberge, sa seconde femme boit à la maison ; et aussi sa fille aînée, Marthe, qui a épousé un ingénieur nommé Hoffmann. L’alcoolisme est si bien entré dans leur sang à tous, que le premier enfant de Hoffmann est mort à trois ans, d’avoir vidé un flacon de vinaigre ; aussi n’est-ce pas sans angoisse que le père pense aux couches imminentes de sa femme. Cet ingénieur ne se grise pas encore : mais il vit bien, il apprécie le vin de Champagne et le fin cognac : il est, du reste, pire que les autres, il a mis la contrée en coupe réglée, s’enrichit à grandes guides, aux dépens des malheureux ouvriers qui travaillent pour lui. De plus, comme sa femme lui inspire un dégoût facile à comprendre, il voudrait bien chercher quelque compensation auprès de sa belle-sœur Hélène, — le seul être humain, honnête, qui ait poussé dans ce milieu empesté. La pauvre fille a été élevée en pension : elle est rentrée à demi dégrossie dans son horrible demeure, bien paysanne encore malgré les bribes de belle éducation qu’elle a reçues, capable pourtant de souffrir cruellement de ce qu’elle voit et d’aspirer à changer de vie. On l’a fiancée sans qu’elle dise oui ni non, à une brute de la race, un nommé Wilhelm Kahl, neveu de Mme Krause, dont il est d’ailleurs l’amant. Comme vous le voyez, aucun trait ne manque au tableau, et l’œuvre peut prendre place à côté des plus noires qu’ait produites la littérature réaliste : ni Zola dans l’Assommoir, ni Tolstoï dans la Puissance des ténèbres, n’ont été plus loin dans l’horreur. Notez que certains détails, adroitement calculés, doivent rehausser encore l’effet de l’ensemble : tout ce joli monde grouille dans une belle ferme, servi par un nombreux domestique, avec un valet de chambre en livrée dont la principale fonction est évidemment d’expliquer en termes convenables que « monsieur » ou « la gracieuse madame » ne sont point en état de venir à table.