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Loth ne partira pas ; d’autant plus que Hoffmann, qui craint de l’avoir froissé, s’excuse de sa vivacité et cherche aussi à le retenir. Il se laisse aimer, il aime aussi, — l’amour étant contagieux, — il s’oublie auprès d’Hélène en des scènes d’un enfantillage charmant, qu’entrecoupent des pluies de baisers comme on n’en voit pas souvent au théâtre. Ses théories sur le mariage ? Il n’y pense plus guère. D’emblée, Hélène lui paraît la femme de ses rêves, la compagne qui partagera les chances de sa vie d’apôtre et se dévouera avec lui aux pauvres et aux opprimés. Et il est si bien envahi par cette tendresse qui s’est noblement offerte, elle le pénètre si doucement, qu’il en oublie de prendre ses informations sur la santé physique de la famille de sa fiancée, dont la santé morale ne laisse pas de l’inquiéter un peu. Il est heureux, il s’abandonne, il marche dans un rêve. Hélas ! le réveil en est brusque ! Le médecin de la maison, qu’on est obligé d’appeler pour les couches de Mme Hoffmann, est, comme Hoffmann lui-même, un ancien camarade d’études. Il a pour Loth de l’estime et de la sympathie, et, dans une conversation qu’on interrompt à chaque instant pour l’appeler auprès de la malade, il croit devoir le mettre au courant de ce que sont les Krause. Loth tombe du haut de toutes ses illusions : il aurait passé sur les tares morales, dont Hélène semblait pure ; il ne passera pas sur l’alcoolisme morbide dont l’hérédité menacerait ses enfans. Et il part, il s’enfuit, sans explication, sans adieu, en laissant un billet pour Hélène, — avec la lâcheté des héros qui craignent leur faiblesse et ne sont braves que de loin. Hélène, qui se croyait sauvée et avait donné son cœur tout entier, ne résiste pas à son désespoir : elle se frappe d’un couteau de chasse, pendant qu’on entend, au dehors, la voix de son ivrogne de père, qui crie : « Hé ! là-bas !… Hé !… N’ai-je pas une paire de jolies filles !… »


Cette première œuvre est peut-être la meilleure de M. Hauptmann. On en peut critiquer les tendances, on peut la trouver brutale et repoussante, on n’en saurait méconnaître ni la force, ni l’intérêt, ni même la portée, quoique sur ce dernier point on puisse lui faire les objections que soulèvera toujours toute œuvre exagérée et violente. En tout cas, M. Hauptmann s’y trouve tout entier. Les matériaux dont il a construit son drame, c’est-à-dire d’une part l’opposition des classes sociales, et, d’autre part, les effets de l’hérédité, sont déjà ceux dont il se servira dans la suite ; les personnages qu’il a mis en scène reparaîtront sous des noms différens dans ses autres œuvres ; enfin, si la double influence de Zola et d’Ibsen éclate dans la conception du drame, sa propre