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Je n’insisterai pas sur la seconde comédie de Hauptmann, la Peau de loutre, qui est complètement tombée au Théâtre-Allemand il y a quelques mois. Et ses deux autres drames, les Tisserands et Hannele Mattern, ont été analysés par assez de journaux, pour qu’il soit superflu de les reprendre en détail. Notons cependant que les Tisserands, dont un jeune écrivain très renseigné, M. Henri Albert, nous a raconté toute la genèse, sont presque un drame historique. Le sujet en est fourni par les émeutes qui éclatèrent en 1846 parmi les tisserands silésiens, et se terminèrent par une répression violente. Du reste, l’œuvre n’a pas, à proprement parler, de sujet : une succession de scènes, combinées avec une incontestable habileté, pousse à leur destinée une foule de malheureux. L’impression est très forte : je ne crois pas qu’il y ait au théâtre de tableau de misère plus effroyable et plus saisissant. Quoique l’arrangement de la pièce, et même certains détails, rappellent Germinal d’une façon frappante, les Tisserands n’en sont pas moins la première pièce vraiment originale de M. Hauptmann, un drame collectif dont le protagoniste est la faim, qui émeut plutôt comme une visite à l’hôpital que comme une œuvre d’art, mais qui pourtant nous ouvre des aperçus sur un nouveau théâtre possible, sur un théâtre qui chercherait ses thèmes ailleurs que dans les magasins habituels.

Ou en peut dire autant de Hannele Mattern ; là, M. Hauptmann est peut-être plus personnel encore et plus réellement nouveau, sinon dans le fond même de son œuvre, du moins dans la façon dont il la présente. La petite Hannele Mattern, battue par un père ivrogne (toujours), poussée dans la misère et dans la douleur, pauvre créature de désespoir, est une sœur de la petite Lalie de l’Assommoir, et elle n’est ni plus malheureuse, ni plus touchante. Mais l’idée de grouper autour d’elle, pour émouvoir de sa douleur, les êtres fictifs qu’enfante son délire à côté des êtres réels qui sont les témoins de son agonie, est à peu près nouvelle. Je dis à peu près, car, quelques mois avant M. Hauptmann, un écrivain bernois, M. J.-V. Widmann, attachait son nom à une tentative du même genre, plus compliquée, plus théâtrale à certains égards, et d’ailleurs fort remarquable[1]. Il n’en est pas moins vrai que, grâce à des trucs fort habiles, M. Hauptmann est parvenu à produire sur la plupart de ses spectateurs une impression très forte : contestée à Paris, sa dernière pièce obtint un très grand succès en Allemagne. Et comme c’est au public allemand qu’elle était destinée, il faut bien croire que l’auteur ne s’est point trompé, en somme, dans le choix de ses moyens. On peut préférer un art

  1. Au-delà du bien et du mal, drame en trois actes. Stuttgart, 1893.