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l’attendait moins au terme de cette œuvre bruyante, inégale, prétentieuse, et qui doit ce qu’elle a de meilleur à des facultés de compréhension et de pitié qui, dans la suite, pourraient, en se développant, nous valoir de belles surprises.

Peut-être nous trouvera-t-on sévère : la faute en est aux amis de M. Hauptmann, qui l’ont trop prôné, qui lui ont fait un succès disproportionné à ses qualités. Car il faut les reconnaître, après avoir marqué ses défauts. M. Hauptmann en possède une, en tout cas, qui peut, à la rigueur, tenir lieu de toutes les autres : le don de vie. Malgré la part d’imitation que nous avons relevée dans son œuvre, malgré le parti pris qui trop souvent déforme ses observations, malgré beaucoup d’artifices dans ses arrangemens scéniques, les personnages qu’il a créés sont vivans et bien vivans. Il les a vus, il les montre ; et on les voit. On peut discuter, comme nous l’avons fait, leur origine, leur signification, leur portée : ils n’en sont pas moins dressés devant nous, ils ont leur place dans la galerie des êtres que nous connaissons bien, si même nous ne les aimons guère ou si nous les dédaignons un peu. C’est là, j’imagine, ce que mon ami appelait de la « réalisation artistique ». Or, s’il en faut rabattre du second terme de cette expression un peu obscure, le premier subsiste tout entier. Il signifie aussi quelque chose de plus rare, et de plus précieux. Les artistes abondent, dans notre littérature actuelle : il y en a autant que de virtuoses dans les conservatoires. Les créateurs sont moins nombreux, et peut-être bien que M. Hauptmann, en prenant rang parmi eux, a choisi la bonne part. Pourvu seulement qu’il ne gâte pas et ne laisse pas gâter le don suprême qu’il a reçu de la nature ! Il nous semble être, en ce moment, à un tournant de sa vie littéraire, devant deux chemins, entre lesquels il a hésité : en suivant le premier, — le plus facile, à coup sûr, — il retrouverait à chaque œuvre nouvelle ses succès de coterie, jusqu’au jour où une coterie nouvelle renverserait la sienne, au nom des mêmes doctrines et des mêmes principes. Pour entrer dans le second, il aurait à se dépouiller de ses partis pris d’école, à secouer les influences qui pèsent sur sa personnalité et en gênent le développement, à conquérir cette indépendance d’esprit qui, avec le don de vie qu’il possède, est la condition du vrai talent. Espérons qu’il saura choisir. Espérons-le sans trop y compter ; car les coteries sont le plus souvent mortelles à leurs élus : et il y a des chances pour que M. Hauptmann, à force de l’entendre répéter, ait fini par croire qu’il est dès maintenant un grand écrivain ; ce qui le dispenserait de le devenir.


ÉDOUARD ROD.