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droit de choisir la ligne de conduite qu’ils veulent tenir. Le souverain dès lors ne peut plus ni leur imposer sa propre politique, ni s’opposer à celle qu’il leur convient d’adopter. C’est le sens qu’on a attaché à cette fameuse formule : « Le roi règne et ne gouverne pas ! » qu’on a prêtée à M. Thiers et à laquelle on reprochait au roi Louis-Philippe de ne pas se conformer assez scrupuleusement. De là un débat très épineux, où je n’ai nulle envie de rentrer, bien qu’il me rappelle des temps meilleurs que ceux où nous vivons. Je ne m’arrêterai donc pas à discuter si les conséquences qu’on a tirées de cette formule et la formule elle-même ne sont pas exagérées et excessives, ni si elles sont praticables dans toutes leur étendue, depuis que le suffrage universel est venu changer toutes les conditions de l’équilibre politique. Je n’ai pas besoin, pour le point que je veux examiner, de contester aucune des exigences les plus extrêmes de la théorie parlementaire la plus rigoureuse, telle qu’elle est d’ailleurs appliquée, sous nos yeux, par des souverains que personne n’accuse d’excéder leur pouvoir légal. Or on sait que non seulement, dans un tel système, le roi constitutionnel abandonne aux ministres qu’il nomme toute la direction politique, dont ils restent responsables ; mais dans le choix même de ses conseillers, sa prérogative est limitée : il ne peut les prendre que parmi ceux qui lui sont indiqués comme en accord de sentimens avec la majorité du parlement, et il ne peut les garder que tant que cet accord subsiste. Quand la majorité change, ministres et politique doivent changer également, et le souverain doit s’accommoder des changemens. C’est ainsi que nous avons vu se succéder au pouvoir en Angleterre M. Gladstone et le marquis de Salisbury, en Belgique M. Frère-Orban et M. Beernaert, en Espagne M. Canovas et M. Sagasta, en Italie M. Crispi et tantôt l’un, tantôt l’autre de ces adversaires politiques, chacun de ces chefs parlementaires recevant à son tour le même pouvoir de la signature royale.

Il semblerait que, assujetti à ces conditions, et réduit ainsi à l’état de simple témoin de la politique faite en son nom, la dignité royale ne soit plus qu’un titre nominal et que le trône soit un siège vide où l’on ne peut faire asseoir qu’un simulacre couronné, et c’est bien là le reproche qu’on a fait souvent au régime parlementaire ; c’est la plainte qu’ont aussi fait souvent entendre des souverains impatiens des limites assignées à leur pouvoir. Eh bien ! en fait, cela n’est pas, et, même sous cette gêne extérieure et sous cette éclipse apparente, l’autorité royale subsiste et se fait efficacement sentir. J’en demanderais volontiers l’attestation à un témoin pris au hasard dans quelqu’un des pays que je viens de nommer.