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dans son Panégyrique de saint François de Sales. Il fallait réagir contre cette « créance pernicieuse » et, sous peine de laisser ou se décourager les simples ou se dérober les tièdes, il fallait rappeler que la dévotion n’est pas réservée à quelques-uns, mais qu’elle est accessible à tous et que les exercices en sont compatibles avec toutes les obligations de la vie mondaine. — D’autre part le christianisme de l’Église réformée, suivant les principes de l’Institution chrétienne, était d’une terrible austérité. Ne pouvait-on tirer parti contre Calvin de l’âpreté de sa doctrine ? Et n’était-ce pas le bon moyen pour détourner les gens d’aller à lui que de les attirer par l’image d’une piété plus aimable ? On allait « dépeignant les personnes dévotes avec un visage fâcheux, triste et chagrin et publiant que la dévotion donne des humeurs mélancoliques et insupportables[1] ». Il y avait lieu de montrer que la dévotion n’est pas un monstre à effrayer les gens. Il fallait présenter une apologie de la religion, prise par un certain biais en conformité avec les besoins du moment ; comme plus tard, après l’œuvre des philosophes du XVIIIe siècle, il sera nécessaire de montrer que le christianisme n’est pas l’ennemi des progrès de l’esprit humain, et il faudra le réconcilier avec l’art et la littérature. — Tirer la dévotion de l’atmosphère des couvens et l’amener à l’air libre, au portrait d’une piété morose en opposer un qui fût plus souriant, telle était l’œuvre à faire. C’était une œuvre sociale et presque une œuvre de gouvernement. Henri IV la souhaitait, et la tradition veut qu’il en ait lui-même tracé le dessin. Mais nul n’était plus capable de la mener à bonne fin que l’évêque de Genève.

Il avait le prestige que lui donnait sa réputation d’être un grand convertisseur. De fait il avait ramené à la foi catholique tout le pays qui avoisine Genève. Sa mission du Chablais avait eu des airs de conquête, rapide et brillante. Il avait l’autorité que donne une doctrine très sûre ; homme de tradition il n’aspirait qu’à répandre le plus pur enseignement de l’Église ; homme de bon sens et de mesure, on n’avait à craindre de lui ni excès ni nouveautés. Avec cela, politique habile, plein de ressources et d’une souplesse éprouvée : c’était lui qu’on avait choisi pour faire une tentative auprès de Théodore de Bèze ; il avait échoué, mais sans déshonneur. Ancien élève des jésuites, il avait appris chez eux les façons insinuantes. Ou plutôt il avait un don naturel de persuasion qui lui venait de douceur et bonté naturelles. Ce gentilhomme « aux yeux colombins et au regard amoureux » était de complexion tendre, et, comme il disait, le plus affectif du monde. Il aimait les âmes. Et dans la religion comme ailleurs, c’est l’amour qui nous fait trouver le chemin des cœurs. Il exerçait une grande action sur les femmes, ayant dans son esprit quelque chose de féminin. Et en religion plus qu’ailleurs, on n’a rien si on n’a pas pour soi les femmes.

  1. Introduction à la vie dévote, p. 17 de la nouvelle édition.