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daigne encore prêter quelque attention aux spéculations des théoriciens, c’est avec le sourire du dilettante qui se récrée à la vue d’une activité qu’il sait vaine, c’est en homme fait qui s’amuse à voir des enfans élever laborieusement des châteaux de cartes et qui veut bien retenir le souffle prêt à renverser leur ouvrage.

Beaucoup, aujourd’hui, ont senti passer sur eux ce vent de scepticisme.

Mais ceux qui sont assez fermes pour que ce vent ne les fasse pas chanceler ; ceux que n’émeuvent ni les cris de triomphe dont on acclame la théorie qui monte au Capitole, ni les huées dont on poursuit le système que l’on conduit aux Gémonies, ceux-là ne tardent pas à démêler, parmi les vicissitudes intellectuelles dont est tramée l’histoire des sciences, le fil d’une tradition, d’un progrès lent, mais ininterrompu ; ils ne tardent pas à voir qu’une théorie qui disparaît ne disparaît jamais tout entière ; qu’une part de ses conquêtes, part quelquefois très grande, souvent petite, jamais nulle, demeure acquise à la science.

Ce qui reste, en premier lieu, d’une théorie disparue, ce sont les lois expérimentales qu’elle a fait découvrir ou qu’elle a, tout au moins, aidé à débrouiller ; c’est ainsi que la théorie de Descartes nous a laissé les lois de la réfraction de la lumière dans les milieux non cristallisés ; que celle d’Huygens nous a fait connaître les lois de la réfraction dans les cristaux uniaxes, celle de Newton les lois suivant lesquelles se succèdent les couleurs des lames minces.

Toutefois, si l’héritage des théories scientifiques aujourd’hui délaissées se composait uniquement des lois expérimentales qu’elles ont fait trouver ou qu’elles ont aidé à découvrir ; si l’historien de la physique ne leur reconnaissait pas d’autre rôle utile que d’avoir incité à l’observation des faits, à l’étude de la nature, il serait encore permis de douter de leur légitimité, de leur fécondité ; les services qu’elles ont ainsi rendus ne sont-ils pas une bien mince compensation en échange du mal que les idées préconçues et les préventions obstinées, filles des théories, ont fait à la science, des phénomènes qu’elles ont fait méconnaître, des découvertes qu’elles ont fait repousser ? et surtout, le temps, les efforts qui ont été dépensés à la construction des théories ont-ils été assez payés par les faits d’expérience qu’elles ont fait apercevoir ? Le même temps, les mêmes efforts, employés par des physiciens insoucieux des théories, par des Faraday ou des Regnault, n’auraient-ils pas produit cent fois plus de fruits ?

Mais la physique ne consiste pas seulement en un amas incohérent, en un chaos de lois expérimentales dont le désordre dé-