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C’est alors qu’a eu lieu l’incident Kitchener autour duquel la presse anglaise a fait tant de bruit, et qu’elle a si perfidement dénaturé. Le Khédive, Abbas-Pacha, faisait un voyage dans la Haute-Egypte; il était accueilli avec un grand enthousiasme par les populations indigènes ; les Anglais qu’il rencontrait sur sa route affectaient, au contraire, de le traiter avec un sans-façon volontairement désobligeant. Surveillé dans ses moindres démarches et dans chacun de ses propos, Abbas-Pacha a montré une réserve et un tact parfaits. Malgré la bonne volonté ou, pour mieux dire, le parti pris de le trouver ou de le mettre en faute, l’occasion cherchée ne se présentait pas. Il a fallu la faire naître. Le Khédive est, de par les firmans et les traités internationaux, le commandant supérieur de l’armée ; à côté de lui, le sirdar ou généralissime est le major Kitchener, qui l’accompagnait dans son voyage. Abbas, arrivé près de la frontière, a passé en revue un grand nombre de bataillons, car il aime les exercices militaires et il s’y connaît : il a su parler à tous comme il convenait, distribuant les éloges avec des nuances délicates suivant qu’il s’adressait à un officier anglais ou à un officier indigène, toujours bienveillant, au besoin même indulgent. Un bataillon, toutefois, commandé par un officier anglais, s’est présenté à lui dans des conditions déplorables. Tous les soldats étaient en nage, ils manœuvraient de la manière la plus maladroite et la plus confuse. Le Khédive, usant de son droit incontestable, a fait quelques observations sur la tenue des hommes. « Commandant, a-t-il dit au chef du bataillon, j’attribue le mauvais état de vos soldats à leur fatigue, qui est visible. Vous devez venir au Caire l’année prochaine; j’espère que vous tiendrez à y présenter votre bataillon dans des conditions qui ne me permettraient plus de lui adresser les mêmes critiques. » Rien de plus. Aussitôt le major Kitchener a déclaré que sa dignité était offensée et qu’il donnait sa démission. Il voulait un incident, il le provoquait.

Une explication s’en est suivie entre le Khédive et le sirdar. Elle a été telle que ce dernier s’est montré un peu confus et embarrassé de son attitude. Brusque et cassant au début, il a fini par s’adoucir. Sur la demande du Khédive, il a retiré sa démission, et il a promis, avec les assurances les plus formelles, qu’il ne serait plus question de rien. l’affaire semblait donc terminée lorsque le major Kitchener, se ravisant, a couru au télégraphe et en a envoyé tous les détails à l’agent général britannique au Cake, en lui laissant le soin d’y donner la suite qui conviendrait. Lord Cromer n’a pas perdu une minute. Toutes les agences de publicité ont été chargées de télégraphier aux quatre coins de l’Europe le nouveau coup de tête du Khédive, imprudence d’autant plus grave qu’il en ressortait, disait-on, une offense pour larmée britannique. La presse anglaise a jeté feu et flammes. Dès ce moment on a commencé à parler de la déposition éventuelle d’un prince