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LA
RANÇON DE LA GLOIRE

SOPHIE KOVALEVSKY



La femme dont nous allons dire la vie a été l’une des plus richement douées, des plus comblées en succès et en honneurs, des plus triomphantes à s’en tenir aux apparences et aux jugemens légers du monde. Elle avait fait des rêves fous, et ses rêves étaient devenus une réalité. Elle avait rompu avec les usages et les préjugés, elle s’était moquée des volontés de sa famille, et l’on ne voyait pas qu’elle en eût jamais été punie ; sa famille s’était résignée, et l’opinion avait désarmé devant sa droiture et sa vaillance. Elle avait défié la nature qui l’avait faite femme, tandis qu’elle voulait accomplir une œuvre d’homme ; et la nature indulgente ne s’était point vengée. Qu’avait-elle à regretter ? Qu’aurait-elle pu désirer encore ? Tout lui avait réussi. Elle était devenue une sorte d’exemple classique parmi les jeunes filles jalouses des fortes études et des carrières libérales de l’autre sexe. On invoquait entre étudiantes le cas, unique et éblouissant, de Sophie Kovalevsky, professeur de mathématiques supérieures à l’Université de Stockholm, auteur d’un mémoire auquel l’Institut de France a décerné l’une de ses plus hautes récompenses, savante authentique, citée par les savans à côté d’Euler et de Lagrange, et femme admirée, recherchée, fêtée, heureuse. À part deux ou trois amies qui gardaient le silence, personne ne doutait qu’elle n’eût été l’une des grandes victorieuses dans la bataille de la vie.

Sophie Kovalevsky est morte jeune, ayant fait promettre au